Benoit Lacombe, sixième génération d’ébéniste

Années 30 – 40, Millau est connu pour ses gants, son cuir et ses meubles avec une myriade d’artisans et de petites entreprises travaillant le bois avec excellence. Aujourd’hui, Benoit Lacombe est l’un des derniers survivants de cette période faste. En 2007, il n’échappe pas à son destin d’ébéniste. Il reprend l’affaire familiale, sixième génération à maintenir une tradition, un savoir-faire dans l’art de fabriquer ou restaurer des meubles de style. Rencontre dans son atelier de la rue du Barry. 

Joseph Oeller dit «Le Suisse». Voilà bien un personnage que j’aurai aimé rencontrer au coin d’un billard dans la pénombre d’une arrière salle de bistrot enfumé. Grand amateur du tapis vert, ce tourneur sur bois réalisait lui-même les boules en ivoire et les queues de billard tournées en fuseau, un travail d’une délicatesse et d’une finesse comme la peau d’une princesse.

Connu pour son habilité mais également pour son caractère de cochon mal léché, cet artisan  officiait rue de la Capelle, de 1935 à 1940, dernière adresse connue, dans un petit atelier où l’homme craint pour ses colères homériques, travaillait à façon pour les ébénistes de Millau et de la région. Colonnes, crédences, galeries garnies de bobines n’avaient pas de secrets pour cet artiste spécialiste des buffets style Henry II.

Mais il avait un défaut, espiègle et facétieux, l’artisan travaillait comme bon lui semble, c’est ce que révèle le livre «Le meuble en Aveyron» cosigné de deux mains par Claude et Raymonde Lacombe. Au printemps, l’homme courait les bois humides pour la cueillette du muguet vendu à la sauvette. L’automne, c’était vendanges et chasse, le fusil sur l’épaule arpentant les causses car «grand amateur de gibiers, préférant la dégustation d’un lapin sauvage préparé par la cuisinière du bistroquet du Pont de la Cabre, à son travail au tour», une anecdote savoureuse comme les petits oignons cuits confis au fond de la cocotte. 

Années 30 – 40, la bourgeoisie locale enrichie par la prospérité liée à l’économie du gant et du cuir s’amourache des sculptures sur lit Louis XV Rocaille, des tables à pieds tournés, des armoires à balustres et commodes style Régence, des secrétaires aux incrustations de cuivre type Boule, des bahuts à pointes de diamants style Louis XIII, du buffet millavois fin XIXème, des lits à rouleau, des buffets Louis Philippe, «néo-rustiques» et de type Saint Izaire. La cité du gant et de la peausserie brille tout autant pour la fabrication et le commerce du meuble avec année 1936, 230 ouvriers recensés, 53 ébénistes menuisiers et 35 sculpteurs répertoriés. Un temps défunt où dans chaque rue, ruelle et avenue s’étaient installés tous les corps de métiers touchant le bois, à la scie, à la gouge, au rabot, tourneurs, ébénistes, menuisiers, sculpteurs sans oublier sabotiers, tonneliers pour satisfaire vignerons et mégisseries et charrons au temps des chars, binards et autres corbillards. Epoque révolue où s’échappaient de ces modestes échoppes les effluves prenantes, colle, cire, encaustique et vernis et autres essences de bois, le noyer de la vallée de la Dourbie, l’hêtre du Lévezou, le châtaigner du Ségala, le chêne en provenance de Bourgogne.  Nostalgie d’un siècle évanoui où les sculpteurs, ces blouses blanches respectés se formaient à l’Ecole des Beaux Arts ou comme compagnons du tour de France, où en bas de l’échelle sociale, les apprentis respectaient des principes sur lesquels on ne transigeait pas tel que «l’interdiction de s’accouder sur un établi considéré comme un signe de faiblesse et de paresse», ou pire encore s’assoir sur l’établi,  l‘inacceptable, considéré blasphématoire.

Il faut pousser la porte du 45 rue du Barry, une belle porte aux insignes L M sculptées dans un bois clair légèrement bruni par le temps, pour retrouver l’ambiance d’autrefois, la finesse, la précision, l’élégance du geste, le souffle sur les copeaux, le doigt caressant les courbes du bois poli et nervuré, le doigt lissant les chanfreins, le feu dans la cheminée, les odeurs fortement imprégnées. A ce tableau d’époque, il ne manque que Marcel Jammes ébéniste émérite, connu pour enchanter le quartier populaire de la rue du Barry de sa belle voix de ténor à l’arrivée des beaux jours lorsque l’atelier ouvrait grand portes et fenêtres. Aujourd’hui, il est 9h,  France Inter en sourdine, la voix chaude, coquine, parfois piquante d’Augustin Trapenard. Près de la porte, Olivier, la barbe généreuse prenant la poussière de son établi, est penché à calculer les cotes d’une petite pièce de bois. Le patron est au téléphone dans une pièce attenante, Olivier prend le temps de m’expliquer «j’avais fait des études littéraires puis je me suis cherché. Mes parents voulaient que j’ai le BAC et que je fasse des études. Finalement à 37 ans, je me suis reconverti à l’ébénisterie et j’ai eu la chance d’être pris ici après un stage au GRETA».

J’étais donc chez Lacombe Meubles, vénérable institution créée par François Lacombe originaire de Saint-Beauzély, lui-même fils de menuisier. En 1904, il épouse Emilie Bellugou, la fille d’un tonnelier de Sauclières là où le causse vient mourir au pied du massif du St-Guiral. François s’installe dans un modeste atelier de la rue de l’ancienne tour à Millau alors que son épouse ouvre en 1910 un magasin d’exposition de meubles au 19 boulevard de l’Ayrolle. C’est le début d’une longue saga, d’un savoir-faire, d’une tradition qui se transmettra de génération en génération.

Il peut y avoir une certaine hésitation à rentrer dans un tel atelier. De la rue, deux gros néons se devinent, traits de lumière timides et balbutiants, malgré tout, il y a de la méfiance ou de la timidité à pénétrer dans ce lieu chargé d’histoire. L’atelier est resté dans son jus. A droite en rentrant, l’âtre dégage une douce chaleur, comme autrefois lorsque l’arpet chauffait la colle. Au fond, un meuble imposant est à restaurer. Il prend la poussière. Style renaissance italien fin XVIIème d’inspiration Flandres avec caryatides, placage en loupe d’orme et tiroirs à cacher des secrets de famille. Au centre de la pièce, deux gros établis, face à face, un pour Olivier, un pour Benoît le dernier des Lacombe à reprendre en 2007 la destinée d’une entreprise familiale ayant connu les belles heures de l’ébénisterie avant l’arrivée à grands fracas des Leroy Merlin, But, IKEA  et Conforama.

Benoît, c’est un grand gaillard athlétique, la petite quarantaine sportive, un tablier en cuir de cheval noué sur les hanches, bien connu dans le monde de la grimpe locale du côté de la Boffi ou des falaises de la Jonte.  Présentation vite faite, je reconnais le jeune homme passionné de sport aventure croisé aux premières heures des XDays et des Templiers. On fait le tour du propriétaire , à gauche, son petit bureau, bas de plafond, lumière chaude, sol craquelé, l’ordinateur, la table à dessin, quelques meubles exposées dont une jolie table basse contemporaine au bois clair. Dans une vitrine, des classeurs noirs, sous plastique, la reproduction au rötring et à l’encre de Chine de tous les meubles qui au fil des décades ont fait la renommée et le sérieux de la maison Lacombe. Nous poussons une porte, c’est la salle des machines, à gauche, sous une magnifique voûte, du bois entreposé, à sécher. Benoît demande à Olivier «tu peux m’allumer la cave ?». Premiers pas hésitants dans le noir, les mains à raser les murs, Benoît précise «sous nos pieds coule un canal. Ici, autrefois, c’était une mégisserie. En sortant, tu peux voir encore tous les crochets pour sécher les peaux». Nous arrivons dans une cave voûtée, une ampoule nous éclaire, l’ombre de Benoît se colle au mur. Les bassins cimentés de la mégisserie sont encore présents sur lesquels sont couchées des plaques guère plus épaisses qu’une croûte de sel, craquantes et cassantes. Benoît caresse ces feuilles de bois fin à la surface étrange, telles des peaux de boas ou monstres momifiés.

Nous remontons dans l’atelier. Olivier cherche une lame métallique aiguisée devant un tableau échantillonnant toutes les pièces susceptibles de travailler le bois. Benoit lève le nez vers le plafond «là, ce sont toutes nos formes, c’est un peu comme chez un styliste». Nous retrouvons son bureau, Benoit se dirige vers une longue bibliothèque incrustée sous pente. Il en sort un gros ouvrage relié « c’est notre bible », le «Traité d’Ebénisterie» de Lucien Chanson publié en 1959 et depuis quinze fois réédité, uniquement basé sur le dessin et le trait, langage graphique comme le définit l’auteur pour traduire «les techniques traditionnelles appliquées à des œuvres aux styles passés, témoignages du grand mobilier français».  Benoît, entre espérance et survivance, à la croisée des chemins, au coin de son établi, devant lui, un ciseau à bois, un pied de table Louis XIV en finition, une pièce d’essai pour se refaire la main, il était temps qu’il m’explique.

. Nous sommes ici dans un atelier centenaire. S’agit-il d’un lieu de résistance ?

. Benoit Lacombe : Tous les artisans ont effectivement migré vers les zones artisanales. Nous y avons bien sûr pensé de force mais nous avons repoussé l’échéance. Avec la construction du nouvel Ehpad, nous devions être rasés, mais le projet a été annulé. Mais pour moi, l’artisan, il a sa place en centre ville.

. A l’époque, le travail du bois était très segmenté, à chacun sa spécialité. Peux-tu expliquer cette classification ?

. B.L. : Par exemple, mon grand père a eu cinq enfants, une fratrie avec cinq garçons (François, Emile, Raymond, Elie et Jean). Deux étaient sculpteurs, un ébéniste, un tapissier et un vernisseur. Ici, on partait de la planche jusqu’à la finition, la mise en teinte et le vernis qui était un métier à part. Par exemple, on faisait du sommier avec la caisse en peuplier et le tonton faisait la tapisserie. Tous les cinq traitaient tous les corps de métier. Mon père Pierre était sculpteur formé par mon grand père. Il n’a jamais monté un meuble. Jean Marie, mon cousin lui était ébéniste, il partait de la planche et il allait jusqu’au traçage des meubles.

. Peut-on dire que la génération de ton grand-père puis celle de ton père et de tes oncles ont connu la période faste de l’ébénisterie ?

. B.L. : Ce fut l’époque glorieuse avec jusqu’à 80 ébénistes à Millau entre 1900 et 1990. C’était le plein boom. La devise de Millau c’était «Millau, ses gants, ses cuirs, ses meubles». A cette époque, si tu ne t’entendais pas avec un patron, tu traversais la rue et tu te faisais embaucher sur le champ. Le métier se transmettait le plus souvent de père en fils. A l’époque, les enfants n’avaient peut-être pas le choix. On leur disait « allez, au boulot ! ». Nous avons eu cinq ouvriers (Marcel Jammes, René Sicard, Pierre Fabre, Jean Muret, Jean Vernhet) et nous sommes allés jusqu’à neuf. On faisait dix fois plus de meubles qu’aujourd’hui.

. Tu viens de le préciser «les enfants n’avaient pas le choix». Dans ton cas, ce choix de poursuivre cette tradition a-t-il été imposé par ton père ?

 B.L. : « Non, moi, je suis tombé dedans. J’ai passé toute ma jeunesse dans l’atelier. Ici, tous les ouvriers que j’appelle les compagnons, ils ont tous fait 40 ans chez nous. Ils m’ont vu naître. Je ne me suis pas posé de question. J’ai passé deux ans à Revel dans un lycée traitant tout de l’ameublement puis j’ai passé deux années à Rodez chez Monsieur Encausse. Nous réalisions des meubles qui partaient essentiellement pour l’Allemagne». Et j’ai repris ici en 2007, dans un contexte difficile. Quand je reprends, Jean Marie part en pré-retraite et Claude mon oncle disparaît brutalement à six mois de sa retraite et Alain nous quitte également alors qu’il avait encore cinq ou six années à faire. Ce fut cinq à six années vraiment tumultueuses. Pendant quatre à cinq ans, je n’ai plus touché au bois, à l’établi. Je disais à mon banquier «mais moi, je suis ébéniste».

. Tu arrives ainsi en pleines turbulences mais également dans un contexte global totalement chamboulé dans l’industrie de l’ameublement et dans les habitudes d’achat.  Comment peut-on résister ?

. B.L. : Moi, je ne veux pas stigmatiser les grandes surfaces. Le changement est surtout lié à l’évolution de l’architecture des maisons avec des grandes pièces de 50 mètres carrés avec un îlot central donc plus de table, plus de desserte. Les chambres, elles aussi, ont évolué avec de grands placards alors qu’à l’époque une chambre, c’était un lit, une commode, une coiffeuse et deux armoires d’où le déclin. Autrefois, le mariage c’était «je te paie la chambre à coucher». Aujourd’hui, nous avons un carnet de travail de presque une année alors que nous avancions six mois par six mois. Nous avons une clientèle de retraités qui veut profiter mais nous avons également de jeunes couples qui souhaitent investir sur du durable. Nous sommes sur du travail intéressant, du sur mesure entre murs, sous plafond, de gros meubles. Nous venons de réaliser deux belles bibliothèques d’angle style Directoire, tout en noyer. Nous venons d’aménager un bureau en style contemporain en bouleau avec radiateurs intégrés. Aujourd’hui, la tendance est au ton clair.

. Dans la préface du livre «Le meuble en Aveyron» rédigé par ton oncle Claude,  lui-même ébéniste, Jacques Cros-Saussol  parle d’artiste pour qualifier ces artisans du bois. La phrase est la suivante «ces ouvriers millavois ont porté jusqu’au scrupule la perfection de l’ouvrage conçu amoureusement réalisé par des doigts d’artistes». Dans quelle catégorie te ranges-tu ?

. B.L. : Je préfère le mot artisan. Je ne me qualifie pas d’artiste même si je considère que le travail du bois est gracieux et esthétique. Plus c’est tordu et plus on se régale. Comme cette commode Bordelaise style Louis XV. On a gardé tous les plans. J’aimerais m’y relancer. On ne peut pas trouver plus compliqué. Cela représente jusqu’à deux mois de travail pour une pièce tout en respectant le style. Ici, nous avons toujours travaillé dans le respect du style,  ce qui oblige à l’étude de l’histoire de l’art. Moi, je suis pour la sauvegarde des styles et du bâti.

. Sans être indiscret, comment se meuble un ébéniste imprégné d’une pareille tradition ?

. B.L. : Moi, mon style, c’est l’Art Déco, école de Nancy, des meubles années 1880, des meubles Ruhlmann aux lignes très fluides. Mais comme l’on dit, (rires…),  je suis le cordonnier le plus mal chaussé. J’ai de tout, du contemporain, du Lacombe, de la récupération. J’avais un client qui avait deux filles qui se disputaient un buffet, il vient me voir et me demande «il faut que vous me fassiez une copie conforme». Et bien, j’ai trouvé et acheté le même chez Emmaüs «Mais ça, c’est moi qui l’ai fait ?». Le meuble était signé L et M. Il était devenu joli avec de la patine. Le voir à Emmaüs, ça m’a fait mal au cœur. Parfois, ça m’arrache les tripes de voir disparaître des pièces ou du bâti. Personne ne peut imaginer le travail réalisé, parfois du travail que plus personne ne sait faire. Le meuble valait à l’époque 17 000 francs, je l’ai acheté pour 250 euros.  C’est triste.

. Sources historiques : « Le meuble en Aveyron, les ébénistes et menuisiers millavois » par Claude et Raymonde Lacombe, 232 pages, édité en 2010.

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