FLASH BACK 1988 : Véronique le Guen, dans le tréfonds du Causse Noir

Il y a plus de trente ans que Millau et le Causse Noir ont servi de cadre à une expérience insolite, l’immersion pendant plus de 100 jours au cœur de l’aven du Valat Nègre, de Véronique le Guen, qui réalisait une expérimentation « hors du temps » sous la conduite de Michel Siffre, un scientifique renommé pour de telles recherches. Le Spéléo Club des Causses s’était mobilisé pour la réussite de cet évènement, et Thierry Martin, en particulier, avait été très actif dans ce projet exceptionnel, tragiquement marqué par la suite par le suicide de la jeune femme.

« Je me rappelle très bien de ce projet. J’avais 19 ans. J’ai arrêté l’école pour participer à cette expérience. La spéléo est ensuite devenue mon métier ! ». Plus de trente ans plus tard, Thierry Martin n’a rien oublié de l’expérimentation « hors du temps » menée dans l’aven du Valat Nègre. Elle a radicalement modifié le parcours de celui qui est ensuite parti à l’aventure à travers le monde, avant de devenir Moniteur d’Etat de spéléo dès 1993, puis de créer la boutique Horizon, spécialisée dans la spéléologie, le parapente…

En 1988, Thierry Martin fait partie des membres actifs du Spéléo Club des Causses, il a débuté cette activité à l’âge de 12 ans. Et il n’hésite pas longtemps à s’engager dans ce projet que Michel Siffre vient proposer au club.  Car pour le spéléo en herbe, Michel Siffre a tout d’un véritable mythe : « Je le connaissais par ses expériences. Les premiers livres qui ont amené la spéléo au grand public, c’est Michel Siffre qui les a faits, il y avait de belles photos, de tous les pays du monde. Ils faisaient rêver. C’est quelqu’un qu’il fallait rencontrer. »

Du haut de ses 82 ans, Michel Siffre, non plus, n’a rien oublié de cette période. Même si lorsque je lui explique la raison de mon appel, il s’exclame : « Mais cela remonte à 50 ans ! » Et il prend tout son temps pour m’expliquer pourquoi il s’est retrouvé à Millau pour sa 10ème expérimentation sous terre : « J’habitais alors dans l’Hérault. Je recherchais quelque chose d’assez proche de chez moi. J’ai fait quelques repérages, et le Valat Nègre est apparu très bien sur le plan topographique. »

Thierry Martin se souvient avoir visité avec lui trois cavités, l’une au-dessus de Creissels, l’Aven Bob, une autre qu’il a oubliée, puis le Valat Nègre sur le Causse Noir : «C’était la cavité idéale, un grand puits, un accès plutôt aisé pour descendre du matériel, et à moins 80 mètres, une base à installer pour faire un campement. »

C’est dans ce campement que Véronique Le Guen va s’installer pour une durée de 110 jours, la plus longue jamais effectuée par une femme. Au préalable, un gros travail technique de mise en place du matériel est entrepris par le Club Spéléo des Causses, et une multitude d’intervenants techniques, comme les équipes d’EDF chargées d’électrifier le site, avec la pose de 2 kilomètres de câbles.

L’installation dure deux mois, durant l’été 1988, Thierry Martin fait partie de cette équipe, et ne va plus quitter le Valat Nègre jusqu’au mois de novembre. Le jeune spéléologue a répondu présent à la sollicitation de Michel Siffre, à la recherche de bénévoles chargés de recevoir les appels de Véronique le Guen.

Un trio se forme, avec Christian Vasseur, et Christophe Vaysset, un autre membre du Spéléo Causses. La mission est lourde, il faut être présent nuit et jour : « On notait tout, ce qu’elle mangeait, ce qu’elle faisait. Il y avait plein de tests à réaliser. On se relayait avec des horaires totalement différents pour éviter qu’elle ait un rythme de vie par notre présence. Même en pleine nuit, il fallait être éveillé. Et bien éveillé ! »

Car Michel Siffre mène avec Véronique le Guen une nouvelle étude sur les rythmes humains, dans la lancée de ce qu’il a débuté en 1962, en immersion pendant deux mois dans le gouffre de Scarasson dans le sud est. Ont suivi ensuite les expérimentations avec Antoine Senni en 1964, sous terre pendant 4 mois, Josiane Laures en 1966, pour trois mois, puis une succession à 10 reprises jusqu’à cette année 1988, incluant l’expérience américaine de Michel Siffre en 1972, avec 205 jours au fond d’une grotte au Texas, réalisée grâce à un financement de la NASA.

Avec à la clef, des découvertes très inédites, sur la fameuse horloge interne, un concept alors complètement méconnu. En 1962, Michel Siffre constate qu’en l’absence de repères externes, son organisme choisit par lui-même ses horaires de sommeil et veille. En 1964, autre nouveauté inconnue, celle que le rythme humain s’orchestre sur 48 heures, selon l’alternance de 34-36 heures d’éveil et de 12 à 14 heures de sommeil, d’où la conclusion qu’avec 1/3 de sommeil en plus, la durée de l’activité peut doubler. Autant de données très intéressantes dans de nombreux domaines, militaires bien sûr, recherches spatiales, ou encore pour la fixation du timing de la prise de médicaments.

Qu’est-il ressorti de l’immersion de Véronique le Guen au Valat Nègre ? Rien de particulier, admet Michel Siffre : « Il n’y a pas eu de découverte. Mais cela n’a pas servi à rien. Les résultats se sont ajoutés aux autres données statistiques. » Car ce sont au total plus de 300 expérimentations hors du temps qui se sont déroulées à travers le monde, 200 en Allemagne, 70 en ex-URSS, 10 en Grande Bretagne et 10 aux Etats-Unis.

Autant de chiffres qui, pour Michel Siffre, témoignent que de tels protocoles ne sont pas si difficiles à suivre pour les personnes plongées sous terre : « Les gens ne se sont pas plaints. L’isolement n’était pas le problème le plus important. C’était surtout de supporter une sonde rectale H24, d’avoir des électrodes sur les yeux, de subir des tests psychologiques, la prise de tension, la température. »

Des contraintes évidemment présentées aux candidats à l’expérimentation. Comme le rappelle Michel Siffre, il n’a jamais lancé de recrutement, et ils avaient ainsi été plusieurs volontaires à postuler pour l’expérience du Causse Noir : « Il y avait 3 ou 4 personnes, hommes et femmes. ». Véronique le Guen est retenue, au vu de son background dans la plongée spéléo, elle détient notamment le record de plongée en siphon souterrain avec 47 heures d’immersion en Australie.

Malgré tout, son démarrage dans le Valat Nègre fut compliqué, et Thierry Martin peut en témoigner : « Elle a eu des coups de mou au début. Rester dans une cavité à 10 degrés, c’est dur les premiers temps, il faut s’acclimater. Elle ne découvrait pas le milieu, elle était plongeuse spéléo. La cavité où on la mettait, elle pouvait la réaliser sous l’eau sous terre, cela ne l’effrayait pas. Mais là, il y avait l’humidité à 70%, la température 10 degrés, se retrouver seule. Ca ne la gênait pas. C’était un défi sportif. Son mari était habitué aux défis. C’était son expérience à elle, de vivre quelque chose d’exceptionnel. »

Avant cette expérience, Thierry Martin connaît Francis Le Guen de réputation, il est un plongeur spéléo de renom, connu pour ses livres, et il anime une émission à la télévision, « Carnets de l’Aventure ». Le Millavois fait la connaissance de Véronique par son mari, et le feeling passe très bien : « On a eu une bonne relation quand elle appelait. Si elle avait des choses à dire, je l’écoutais. J’étais un peu le psychologue du groupe. Elle discutait ou pas. C’était elle qui gérait des appels. »

Durant ces 111 jours, une certaine routine se met en place entre la jeune femme, et le trio de veilleurs, supervisé par Michel Siffre. Au cœur du Causse Noir, la tente du camp de base voit un défilé constant de visiteurs. Thierry Martin se rappelle : «Il y avait une bonne équipe. Il y avait un cuisinier. Des scientifiques venaient aussi régulièrement. Beaucoup de monde passait, qui nous aidait. C’était l’esprit bénévoles. C’était magique de participer à ça. »

A mesure que l’expérience avance dans le temps, les curieux deviennent de plus en plus nombreux, jusqu’au final. C’est le 29 novembre, que le décompte s’interrompt, pour se stopper sur une durée de 111 jours, nouveau record mondial au féminin.

Thierry Martin conserve un souvenir intact de cette ultime phase : « On a annoncé à Véronique la fin de l’expérience par téléphone. On est descendus la rejoindre. On a mis une petite semaine à la remettre en phase avec la vie extérieure, car elle était complètement à l’envers de nous sur les rythmes. Un film a été réalisé en bas par la 5. A la sortie, il y avait beaucoup de monde. Au début, pas grand monde y croyait. Là, il y avait un nombre de journalistes impressionnant. »

Les politiques sont également présents. Le projet a reçu un soutien fort de Gérard Deruy, maire de Millau, Jean Puech pour le département, qui a participé au financement de l’expérimentation, de même que le Conseil Régional, à travers Jean-Louis Esperce et Dominique Baudis.

Véronique Le Guen est alors propulsée d’une solitude totale vers une multitude de sollicitations, de nombreux médias nationaux. Elle rejoint ensuite l’hôpital de Nice, puis de Lyon, pour différents contrôles, en compagnie de Michel Siffre et de Thierry Martin, avide de poursuivre l’aventure.

Puis viendra le temps du retour à la vie « normale ». Les bénévoles du club Spéléo démontent l’ensemble des installations du Valat Nègre, évacuent les déchets pour restituer un lieu parfaitement correct. Thierry Martin retrouve ensuite Véronique et son mari pour quelques sorties spéléos.

Et brutalement, 14 mois plus tard, survient le dramatique suicide de Véronique Le Guen, qui est retrouvée le 18 janvier 1990 dans sa voiture à Paris, vaincue par une absorption massive de barbituriques. Thierry Martin avoue combien il a été choqué : «Ca nous a perturbés. On était très proches. C’était une amie. »  

Cette disparition tragique fait les gros titres de la presse, qui relie ce suicide à l’expérience sous terre de la jeune femme. Avec en filigrane, cette question de savoir si ces trois longs mois ont laissé des traces irréversibles dans le mental de Véronique le Guen, et l’ont fragilisée au point qu’elle bascule dans le néant ?

Michel Siffre se refuse à relier ce geste et cette longue et dure période de solitude, et le justifie par des problèmes de couple. Thierry Martin ne souhaite pas s’attarder sur cet épisode tragique, mais veut éluder tout lien : « Je ne pense pas que l’expérience ait eu un déclic là-dessus. Des gens ont une faiblesse dans leur couple. Des choses qui font qu’on en arrive là. Cela nous a surpris. On ne s’y attendait pas du tout, surtout de quelqu’un qui a un caractère comme elle. Mais j’ai du mal à croire que ce soit l’expérience qui ait eu un rôle. »

Pourtant dans le bulletin du Spéléo Club des Causses qui rend compte de cette épopée, Véronique Le Guen se montre plutôt vindicative sur cette expérience qu’elle qualifie de « travail de nègre », et elle livre un point de vue offensif : « Le génie Siffre avait une idée du tonnerre : enfermer une femme dans une grotte (même le criminel le plus endurci n’y aurait jamais pensé !) et les magiciens du S.C.C. ont modelé le lieu et les instruments du crime. »

Cette expérimentation marquera l’ultime projet de Michel Siffre, avec des personnes autres que lui. Sans qu’il n’établisse un quelconque lien entre cet arrêt et le drame de cette disparition. Et il évoque plutôt que le champ des découvertes s’était restreint à mesure que les projets s’étaient succédés depuis 1962. Il s’enfermera tout de même plus de deux mois dans la grotte de Clamouse, fin 1999.

Le spéléologue installé maintenant à Nice n’est jamais revenu au Valat Nègre. Au contraire, Thierry Martin, qui demeure toujours en contact régulier avec Michel Siffre, s’y immerge très régulièrement. Seul ou avec des clients. Et il avoue l’immense plaisir qu’il ressent à leur faire revivre cette fameuse épopée hors du temps.

  • Texte : Odile BAUDRIER
  • Photos : D.R. et S.C.C.