ZBIBNIEW, 10 ANS DANS UNE PRECARITE ABSOLUE

En plein Covid qui se soucie des sans abris, un scandale social relégué loin dans les médias vampirisés par la crise actuelle ? Pourtant, les travailleurs sociaux, des militants, des anonymes sont encore là, pour rendre un minimum de dignité à ces hommes et femmes esseulés. Millau n’est pas épargné par cette problématique. Rencontre avec Zbigniew, vivant depuis 10  ans dans une précarité absolue.

Le 12 janvier 2021, une photo circule sur les réseaux sociaux. Elle représente un homme assis, les mains croisées sur les genoux, deux couvertures sur les jambes,  le dos appuyé à une vitrine d’un commerce local que l’on identifie aisément où siège l’assurance Groupama, boulevard Jean Jaurès. Ce jour-là, le froid est prenant, cinglant. L’homme porte une paire de gants de ski pour se protéger des morsures du vent. A  sa droite, un caddy d’un gris ardoise d’où émerge comme une petite tête de fouine curieuse un pain au chocolat doré. A sa gauche, posée au sol, une petite bouteille d’eau.

Cette photo est suivie d’une légende, la voici « Comment les sans-abris s’en sortent-ils les nuits où les températures sont glaciales ?

L’homme est un sans abri, sans logis, bien connu des services de police, des pompiers et des urgences, des élus, du CCAS et du Logis Millavois. Son nom, Zbigniew Wacowski, c’est ainsi qu’il épelle d’une voix forte, rauque et puissante, chacune des lettres de son nom en cette matinée où le froid est loin d’avoir clamé son dernier mot. Il ajoute «je suis du sud de la Pologne, de Tarnow».

Comme tous les jours, au petit matin, Zbigniew  arrive, calfeutré, encapuchonné sous un épais anorak, le bonnet enfoncé jusqu’aux yeux. Au 14 du Boulevard Jean Jaurès, il pose son caddie et son petit siège et s’assoit dans cette alcôve au pied de l’entrée d’un immeuble, le Millau 2000. Ainsi débute une longue journée ordinaire, à attendre, le buste fixe, le regard fixe, impassible et immobile, invisible pour ceux qui ne veulent pas voir la vulnérabilité de l’humain. Comme statufié, comme momifié.

Zbigniew est Millavois depuis 10 ans. Peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Dans la rue, le temps se décompose et se nécrose, dans la noirceur de l’oubli rampant. Millavois sans adresse, une personne sans son « chez soi », surnommé «Jules» lorsqu’il s’enracine au pied du Simply Market. Sébastien, assurant autrefois la sécurité des lieux, s’en souvient «Il était poli et aimable avec tout le monde.  Le directeur, et même les caissières, l’avaient pris en sympathie. En plus, il ne faisait pas la manche. Les gens lui donnaient encore plus facilement une petite pièce». Le premier Noël, Zbigniew  rentre dans le magasin, il sort un gros billet et achète du champagne (ou du mousseux….!?) et des biscuits, des boudoirs précisément, pour le personnel de la superette. On lève le verre, on trinque à des jours meilleurs et chacun dans la bonne humeur tente de dire maladroitement mais joyeusement «Na zdrowie».

Puis  les emmerdes arrivent. Très vite se greffent un, puis deux, puis trois  «SDF», copains d’infortune perdus dans les faubourgs du désarroi dont un certain «Lavessière», haut comme large, des mains comme des battoirs, connu des services de police pour ces états d’ébriété répétés. Devant l’enseigne commerciale, pour rompre avec la solitude, pour recréer de nouveaux liens sociaux, ça picole, ça parle fort, ça déconne, ça délire, Zbigniew  et consorts se font virer.

L’histoire de Zbigniew, personne ne la connaît. Elle est cabossée et torturée, une simple évidence, noyée dans les mystères et les méandres de l’oubli inconscient. A peine avouable, pas racontable avec ces trous noirs, des tunnels sans fin, de bas fonds sans âme et d’impasses où s’entasse la détresse la plus crasse. Un travailleur social rencontré au Logis Millavois est affirmatif «on n’arrive pas à Millau, Polonais de surcroît, pour vivre ici dans la rue. Il faut une grande cassure pour cela».  Zbigniew raconte une histoire de chômage, à Paris, peintre en bâtiment une dizaine d’années dans une entreprise qui plie bagage. La tornade l’emporte, il perd le contact avec sa famille, sa femme, ses enfants. La rue le kidnappe, puis la route, la débrouille, l’errance vers le sud, Toulouse, puis Rodez et enfin Millau pour fuir la violence et la répression. Sébastien, qui le côtoya de nombreuses années, l’explique autrement «c’est en relation avec sa famille, ses enfants. C’est lié à un drame, un décès. Je n’en sais pas plus». Une histoire diluée, dissoute et plus qu’incertaine qui se cumule ou non aux malheurs de la première tout aussi imprécise ? Peut-être ne faut-il pas savoir ?

En France, ces hommes, ces femmes laissés à la dérive dans les fanges de notre société conformiste individualiste sont au nombre de 300 000 selon la fondation Abbé Pierre. Ils n’étaient que 145 000 en 2012. Quand au collectif «Mort de la Rue», cette association créée en 2002, elle recense année après année tous les décès tragiquement survenus dans la rue depuis 1972. En 2020, selon leurs sources, 452 personnes ont été retrouvées sans vie, drames ordinaires, dans le silence et l’indifférence. En balayant ce registre mortuaire, voici quelques chiffres glaçants….moyenne d’âge 49 ans…..nombre d’hommes et de femmes enregistrés sinistrement «inconnu» 96…..parfois juste un surnom dans la case patronyme comme «Cacahouète» disparu à Mantes la Jolie, sans âge, sans empreinte, sans hommage…..1 décès sur 5 de mort violente….40% de ces disparitions enregistrées en région parisienne mais pas que… Les petites villes de la taille de Millau sont également touchées comme à Ciboure dans le 64 avec Jean-Pierre retrouvé sans vie à l’âge de 51 ans, comme à Viriat dans le 01 avec Patricia 44 ans yeux clos à jamais dans une rue déserte, comme à Grasse dans le 06 avec un homme «inconnu» âgé de 69 ans, sans nom, sans prénom, sans vie, sans rien, enveloppé dans le linceul de la désespérance humaine.

«Lui donner un peu de dignité», c’est ainsi que parle un homme qui est arrivé ce matin-là, devant Zbigniew, pour lui tendre une couverture rouge. Il ajoute «je ne veux pas être cité, je fais juste cela parce que je ne supporte pas de voir quelqu’un souffrir. Ce n’est pas possible ». Une jeune femme nous rejoint. A nos côtés, Zbigniew reste impassible. Celle-ci, les mains dans les poches, raconte «je lui apporte régulièrement à manger, parfois je lui fais les courses». C’est au tour de Bruno de s’approcher. Bruno, c’est un gars qui n’a pas eu de chance, un accident de scooter, la tête fracassée et mille rêves de jeunesse au bûcher des espoirs brisés. Il vit de pas grand-chose. Une existence meurtrie. Régulièrement, il visite Zbigniew. Devant nous, il se penche sur l’homme de la rue. Celui-ci dégrafe son anorak. Sans un mot, les deux hommes se comprennent. D’une petite poche côté coeur, il sort un petit porte-monnaie dont il extrait un billet qu’il tend à Bruno. La commande est passée, deux bières à 8 degrés, la défonce à 1 euro la canne pour espérer fermer les vannes de la détresse.

Une dame sort de l’immeuble, elle tend deux petites pièces. Zbigniew tourne la tête et ouvre la main. Il recompte les deux piécettes, 25 centimes, qu’il fourre dans sa poche. L’homme qui refuse de donner son identité m’apostrophe «tu vois il y a qu’en même de la solidarité. Mais, moi, ce que j’aimerais, c’est qu’on arrive à se mobiliser pour lui construire un petit abri pour qu’il retrouve un peu de dignité, un petit chez soi».

Zbigniew Wacowski vit non loin du Tarn, en bordure d’un parking, à l’abri des regards. Un carré de mauvaises herbes et de mauvaise fortune, deux gros fauteuils défoncés, deux caddies débordant de déchets, de couvertures empilées, un refuge d’une précarité crasse en forme de dôme allongé comme un dos de baleine échouée sur une plage, le tout posé sur une palette. Depuis son arrivée à Millau, l’homme, âgé de 54 ans, a toujours refusé le secours du Logis Millavois. L’éducateur rencontré au bureau d’accueil l’explique « Il était inapprochable. Notre structure est inadaptée pour lui. Nous avons trop de règles, celles d’une vie en collectivité». Nathalie Bertrand la directrice de l’établissement va plus loin dans l’explication «attention, ici, ce n’est pas un hôtel pour les pauvres. Lorsqu’une personne arrive, il y a nécessairement un entretien. Elle doit avoir un projet car notre priorité, c’est l’insertion» en lien notamment avec les Jardins du Cheyran en voisins et Tremplin pour l’Emploi.

Depuis deux ans,  Zbigniew poussait régulièrement la porte du centre d’aide. Nathalie Bertrand le confirme : «depuis son dernier séjour à l’hôpital pour des problèmes d’estomac,  il venait fréquemment pour l’hygiène. Il bénéficiait d’un change complet. Il déposait ses anciens vêtements dans un sac poubelle et il repartait avec des vêtements propres. C’était un point d’ancrage».

Sauf qu’en ces temps de Covid, le soutien aux hommes dans la souffrance de l’indifférence, s’est réduit aux maraudes, qu’elles soient officielles ou privées. Habituellement, le Logis est ouvert de 8h à 12h puis de 14h à 17h, pour boire un café, un thé ou bien pour prendre une douche, se couper les cheveux et faire une lessive. Mais depuis le Covid, l’accès est interdit aux SDF «une nécessité absolue pour éviter la contamination du site» tonne la directrice qui n’a pas abandonné pour autant les maraudes qu’elle exécute seule «je fais cela seule mais par contre, je ne vais pas dans les squats. Parfois, le CCAS nous oriente vers des personnes qui ont des besoins. Car nous avons des stocks de produits pour l’hygiène, des sous-vêtements, des chaussettes, des polaires, des draps de bains, des lingettes. Nous pouvons préparer des colis».  

Dans le magazine «Aux quatre coins de la rue», un rédacteur de ce bulletin de liaison du collectif « Mort de la rue » écrit d’une plume trempée dans l’encre noire, aux lettres épaisses d’une épitaphe « vivre à la rue, c’est après tout y mourir. C’est une course contre la montre en sachant qu’on l’a déjà perdue». Zbigniew est en résistance, sans toit, sans le moi, dans l’absolue indécence d’un quotidien en effroi. Que lui reste-t-il ?

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