MILLAU, COMMENT RETROUVER LE CHEMIN DE LA LIBERTE ?

Les Boudeuses, Le Retour d’Ulysse, le Plus Petit Espace Possible, trois compagnies installées dans le sud Aveyron. Pour les représenter, Maeva, Justine et Séverine, trois comédiennes, autrices et metteuses en scène aujourd’hui sur le front de la lutte pour reconquérir leurs lieux d’expression culturelle. Rencontre au cœur d’une agora créée à la Maison du Peuple de Millau occupée par une coordination  des luttes sociales.

Le vent du nord se moque bien de nous. Il descend du Lévezou, à fond. Il dévale la République, à fond. Il s’enroule dans le Mandarous en rond. Puis il hésite, pas bien longtemps, La Capelle ou la rue du Mandarous ? Vas-y pour la rue piétonne, à cette heure ci, ça ronronne. Là, personne ne l’emmerde. Vent de révolte, vent désinvolte, il prend de la puissance, il bute sur les Halles, il passe en force, place Foch, pour finir en sifflant la meute rue Pasteur, sans peur et sans reproche. Là, au passage, il balaye les banderoles, les coins s’envolent, s’enroulent, la toile noire claque au vent. Il est 8 heures du mat et la Maison du Peuple s’éveille.

Dehors, sur le parvis, ça parle. Je salue Benoît, je ne le dérange pas. J’entends un nom «Gazel». Je pense «ah tiens, sa venue est donc prévue ?».Je pousse la porte, je longe le bar. Quelques têtes connues, ça parle. Au fond, coin gauche, pas loin du grand rideau noir, ça parle. Au centre, une table ronde, ça parle. J’hésite à me faufiler. J’ai besoin de repères, je tourne sur mes talons, une jeune femme se précipite sur moi. Elle est grande, les cheveux redressés, petit chignon tressé vite fait au sommet. Pantalon jaune, pull noir, à droite un badge, je lis les Boudeuses. C’est pratique, les présentations sont presque faites. On s’assoie l’un en face de l’autre et on parle.

Maeva est de la compagnie les Boudeuses. Les Boudeuses, c’est du théâtre de rue, c’est de la criée publique, de la criée populaire et participative, jouissive et incisive. Ca se joue à pleine voix et gorges profondes, avec prestance, à la lame de rasoir parfois, au balai brosse souvent pour pousser du manche toutes les méchancetés de ce bas monde. C’est parfois rocambolesque et croquignolesque lorsque «Josiane et Chantal» dans le style «Catherine et Liliane» jouent à carton plein et guichets fermés. Parfois ça glisse, parfois ça rentre au chausse-pied. C’est du quotidien, du près de chez soi, des gens d’ici et de l’autre côté de la rue, du politique, du féminisme et de l’écologie avec ou sans poésie mais avec des mots pour lutter contre les maux. Ca déplaît et on se sauve, ça plaît et on s’incruste, alors on participe, on met la main au panier en osier et on rigole un bon coup.

Cette compagnie purement aveyronnaise compte sept boudeuses, des curieuses et des gouailleuses. Aujourd’hui, dans ce hall d’accueil de la Maison du Peuple occupé, Maeva est très sérieuse «nous, habituellement, on joue beaucoup et nous avons beaucoup de chance. Mais là, nous avons annulé 83 représentations». Alors Maeva, Elodie, Claire-Pomme et Marion ont remisé perruques, grosses lunettes et robes rose bonbon pour «découvrir la sédentarité» explique ma metteuse en scène «car nous n’étions jamais chez nous». Le chez nous, c’est ici et à St Georges de Luzençon où la troupe se réunit pour répéter dans une ancienne laiterie. Maeva précise «c’est un lieu glamour». Je fais répéter «glamour ou pas glamour ?» elle répète «faut dire glamour. C’est un prêt plus que précieux. Nous sommes très chanceuses».  Agenda raturé, sur-raturé, des dates annulées, reportées, encore annulées, seuls trois contrats leur ont été honorés, une misère. Elle ajoute fataliste «notre agenda est plein mais nous restons tributaires de la crise». Ici, dans ce hall, elle gravite autour des commissions, un temps pour construire une réflexion, des actions. Le 13 mars, elle était l’avocate, perchée sur un piano, face aux grilles de la préfecture, chevelure à la Roselyne Bachelot, c’est elle qui le précise. Le samedi 20 mars, était programmée place Foch, une performance artistique, le thème, une inauguration surprise. Le soir même, annulation surprise.

Maeva s’interrompt, les mots se bousculent, elle porte une main à sa bouche masquée. Elle toussote, elle se racle la gorge, elle marmonne «mets tes mots dans ta bouche». Justine s’assoit à ses côtés «alors on le fait à deux cet entretien ?». Maeva s’éclipse, Justine prend le relais. Une autre compagnie, le «Retour d’Ulysse», installée sur le Larzac au Mas Razal. Le Mas Razal, au pied de son sotch, niché, dans le secret et la bravoure des grands causses,  dans le triangle sacré Pierrefiche – Montredon et St-Sauveur. Un lieu improbable pour une compagnie théâtrale. C’est l’histoire de Justine Wojtyniak, devant moi, habillée de noir, mains fines, yeux claires, peau claire, curieuse, voix chaude et parfois accrocheuse, elle souligne «désolé, j’ai gardé mon accent de Pologne». Le parcours de cette vagabonde des mots se dessine sur une carte, deux punaises et un fil rouge tendu entre Cracovie et Paris «ma mère m’a dit « tu as eu ton diplôme, tu as beaucoup travaillé, je t’offre des vacances. Depuis, ma mère le regrette».

La boîte noire n’a pas de frontières. On rentre là où elle vous aspire. Le grand rideau se lève là où l’imaginaire, l’utopie vous conduisent à espérer, à créer. Les planches craquent là où la poésie se fout des bruits de couloir, de bottes et des parloirs. La petite lumière de la metteuse en scène brille là où l’on malaxe les mots, les âmes, la chair et les corps pour écrire des ballets parlés, dansés, chantés. Justine est l’une d’entre elles. Portant en elle l’histoire d’un peuple encore marqué profondément par la tragédie, le ghetto de Varsovie, la rafle, la déportation de 300 000 juifs, le macabre, l’ignominie. Ce fut le thème de l’une de ses pièces, adaptée des poèmes de Wladyslaw Szlengen «Ce que je lisais aux morts».

Justine fut donc Parisienne presque vingt ans dont sept années comme intermittente du spectacle avec une évidence, le rideau baissé, les loges fermées  «tu fais quoi de ton métier ? Tu es toujours redevable des périodes de résidence. C’est improductif». Sur son ordinateur, elle tape le mot «Larzac» puis elle tape «bergerie Larzac«, elle raconte «et là, je tombe sur Mas Razal, la vie c’est dingue, il s’agissait d’une annonce de la SCTL. Nous avons donc proposé un projet culturel. Et le premier jour, nous sommes arrivés avec Stéphano, mon compagnon, en pleine transhumance. Nous étions au milieu des brebis. C’était incroyable». Depuis Mas Razal a retrouvé vie, les pierres ont été remontées, les portes sur leurs gongs, le toit rapiécé. Certes le chemin y conduisant demeure fantomatique les jours d’épais brouillard mais n’était-ce pas essentiel dans ce décor grand large, grand vent, démesurément ? Elle avoue l’œil pétillant «nous avions notre nouvelle liberté».

Comme Maeva pour les Boudeuses, Justine est fiévreuse face à la situation de crise touchant le monde du spectacle. Sa nouvelle création inspirée d’un roman d’Olga Tokarczuk «Sur les ossements des morts» est au point mort. Sera-t-il programmé l’été venu ? Les portes des financements se sont fermées pour cette pièce mise en scène pour être jouée en milieu ouvert au cœur de ce petit bois de pins attenant au Mas Razal. L’idée centrale, se coller, se frotter, s’endurcir à cette histoire se déroulant dans une communauté forestière, une invitation, une expérience, une déambulation dans les pas d’une vieille femme portée par la folie et la vengeance.

Autour de nous, se préparait l’AG de 13 heures et la venue des élus, prévue le lendemain au petit matin, à l’heure des croissants, des yeux gonflés et de la revue de presse, Arnaud Viala en tête de liste suivi d’Emmanuelle Gazel. Justine au centre de cette agora souligne «on est là pour tout défricher, pour libérer la parole» comme lorsqu’elle crée le «Laboratoire Impossible» au Cent-Quatre à Paris. Dans cette Maison du Peuple sous le regard d’une Sophie Aram un brin aguicheuse en affiche d’un spectacle annulé, Justine virevolte «l’énergie est incroyable. Il y a l’idée de se rassembler mais surtout de réfléchir au monde que l’on veut habiter. C’est mettre en œuvre quelque chose de nécessaire pour se réveiller. Pour poser la question de la place de l’imaginaire».

Devant moi, Séverine a le dos courbé sur son ordi. Elle me dit « j’en ai pour cinq minutes. J’ai trois mails à envoyer». Les cinq minutes sont passées, elle me rejoint, elle demande «c’est bon, je ne suis pas en retard ?». Elle cherche une prise pour son téléphone, cachée sous un rideau. On s’assoie, elle croise les jambes, magnéto. Séverine représente la «Compagnie le Plus Petit Espace Possible». Sur le Larzac, Justine, Séverine et Elise, sa compagne de scène et de création, sont voisines. Mas Razal, Fontvive, à tout casser, c’est à une portée de canon de la 13ème DB. Elles ont cela en commun, s’être installées dans un lieu cassé, effondré, à rebâtir, à reconstruire. Séverine précise «on nous a proposé un tas de cailloux. Mais on était bricoleuses, nous avions déjà remonté un café culturel dans le Cantal et puis autour de nous, la solidarité a joué en organisant des chantiers collectifs». Depuis Séverine et Elise n’ont pas quitté la salopette et chaussures à bouts renforcés. Le 13 mars, ensemble, en déambulation, de La Capelle à la Préfecture, elles menaient sans baguette mais avec trompettes, le Larzaco Poët Poët, créé dès leur arrivée dans l’esprit expérimenté de la Fanfare de la Touffe «nous avions des cuivres de rebus. Avec, nous avons monté une fanfare avec nos voisins non musiciens».

Comme le Mas Razal, Fontvive est également un lieu de création artistique pour la Compagnie «Le plus petit espace possible» créée en 2009 par les deux bricoleuses. Ce terme leur va bien, elle le confirme en précisant «nous avons une grosse boîte à outils avec laquelle on improvise ». De l’impro sans un mot, histoire sans paroles, juste des sons sans partition, selon la situation, sur l’eau, sur un pédalo, dans la rue, dans l’imprévu, de blanc vêtu, en fonction des bruits, des lieux, trombones et saxos en échos «finalement, on ne sait jamais ce que l’on va faire. On modifie le quotidien. On joue avec des objets sonores comme une mobylette par exemple, c’est d’ailleurs le titre de l’un de nos spectacles. On peut même rentrer chez les gens et jouer sur le canapé» sous le nez enjoué, médusé du proprio”… qui n’a plus qu’à payer le café ou l’apéro.

Pour l’heure, les glaçons ne sont pas encore à tinter dans les verres pour arroser une fin de spectacle. La crise est là, une compta à plat, une saison comme un soufflet brûlé, 40 spectacles prévus, 32 annulés, 6 joués, 4 reportés et 31 non indemnisés, envolés, circuler, y’a rien à voir, rien à écouter. Séverine précise “avec Les Arts Oseurs, une compagnie basée à Octon, nous avons joué “Traversées” dans des lieux sans spectateurs convoqués, surtout en fin d’été jusqu’à la mi-octobre. Mais aujourd’hui, le plus dur, c’est de ne pas pouvoir se projeter. Nous n’avons aucune projection possible. Il nous a fallu comprendre les aides possibles et gérer nos économies, comprendre l’activité ponctuelle».

Depuis une année, Maeva, Justine et Séverine sont dans l’instant présent. Dans l’attente qu’une porte s’ouvre, que la rue se libère, que la boîte noire s’illumine, que le rideau se lève, que la grosse caisse résonne, que le tuba joue la falbala pour repousser le loup noir. Séverine au regard lointain ajoute «devons-nous vivre désormais dans l’instant T ? Mais est-ce vraiment la solution ?». Dans la survie du quotidien, dans l’invisible, dans l’imprévisible, dans l’instant donné, concédé, accordé, encadré, la liberté peut-elle vraiment s’exprimer ?

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