HERVE SEITZ, LA BIOLOGIE SANS BORNES, LA COURSE CENT BORNES

Le samedi 25 septembre 2021, Hervé Seitz se serait présenté au départ des 100 km de Millau pour la 12ème fois auréolé d’un palmarès exceptionnel avec 2 secondes places et 4 victoires. Ce biologiste de renom, chef de laboratoire au CNRS à Montpellier, s’est distingué l’an passé en pleine crise Covid, en dénonçant dès le 26 mars les fraudes statistiques constatées dans les études menées par le professeur Raoult. Dans cet entretien, ce chercheur émérite s’explique sur cette démarche de vérité et sur son amour pour les 100 km de Millau.

 

Habituellement, le trajet Millau – Montpellier ne dure que 1h15. En ce mardi matin, il était donné pour 1h 45. Et pour une fois, je n’allais pas râler et trépigner, les mains crispées sur le volant sur ces inévitables bouchons asphyxiant les abords de Juvignac.

Cela me laisserait le temps de réviser cette petite fiche de bristol à portée de mains, collée sur l’écran de la radio, un œil sur la route, parfois le regard porté loin sur le St-Guiral se découpant dans la brume.

De ma plus belle écriture j’avais noté la définition du génome, de l’ARN, de la micro ARN, de l’acide nucléique…Les raisons d’un tel bachotage express, version la génétique pour les nuls, j’avais rendez-vous avec Hervé Seitz, biologiste émérite, chercheur spécialiste sur la micro-ARN et chef de laboratoire au CNRS de Montpellier mais pas que, également coureur de 100 kilomètres, connu dans la sphère ultra pour avoir remporté à quatre reprises l’épreuve iconique millavoise.  

Je l’avoue, même avec la meilleure volonté du monde, en me garant aux portes de la guérite marquant l’entrée de ce Centre National de Recherche Scientifique, je nageais encore en eaux troubles dans ces structures tridimensionnelles et le « plasma » de l’infiniment petit, grand ordonnancier et gouverneur du monde vivant.  J’ai présenté mon pass sanitaire, le QR code validant mon autorisation à pénétrer dans ces lieux sensibles et mon passeport, la barrière s’est levée, je suis rentré.

J’ai poussé la porte de l’entrée principale, j’ai descendu quelques marches, j’ai suivi les flèches « HERVE SEITZ, impact systémique des petits ARN régulateurs ».  Je n’ai pas eu de mal à trouver la pièce 506, à droite, d’un long couloir sombre. Sur la porte d’entrée, deux blouses blanches pendues, scotchée, l’annonce d’une conférence programmée symboliquement le 11 septembre, date anniversaire de l’attentat des Twin Towers à New York  « Epidémies, catastrophes, peurs, le terreau des sectes et des charlatans de la santé » et puis cette Une du Journal de Millau reconstituée « Hervé Seitz la déchéance ».

J’étais en avance, j’ai attendu en lisant sur un panneau d’affichage des bouts de BD découpés et punaisés. Sur l’une d’entre elles, Dieu se grattant la tête, un ange battant des ailes l’interpellant « ils ont découvert le génome humain », Dieu très perplexe de répondre « salops de hackers, il va falloir que je change le mot de passe ».

Hervé Seitz est arrivé, cinq minutes de retard, ce n’est rien. Il s’est excusé en garant dans la partie labo son demi-course au cadre rouge, marque Véran, nom de notre ministre de la santé…ça ne s’invente pas, comme un clin d’œil appuyé. Cheveux bouclés en bataille, barbe de deux jours, short long jusqu’aux genoux, jambes bronzées et musclées, tee-shirt des 100 km de Millau sur les épaules, pas vraiment le plus sexy, mais ce n’est plus à démontrer, au diable les convenances, l’habit ne fait pas le coureur, ni le chercheur, ni le patron d’un labo au CNRS, ni le pourfendeur des fraudeurs sur Youtube en pleine crise Covid, ni l’ancienne grosse tête de l’Ecole Normale Supérieure. Il raconte ce souvenir « l’ENS, j’y suis rentré en 1997. Ce fut l’un des évènements les plus heureux de ma vie. Là, j’ai les yeux qui se mouillent rien que d‘en parler. C’est un endroit, tu as moitié de scientifiques et l’autre moitié des littéraires dans chaque promotion. C’est l’endroit qui te sélectionne et qui met ensemble tous les asociaux, tous les intellos à lunettes comme j’avais l’impression d’avoir été ».

« On visite ? », pas d’entrée en matière, un franc-parler bien marqué avec un sourire de gamin juvénile sur les lèvres pour ce jeune quadra au verbe facile, au débit chute du Niagara. A la seconde porte ouverte sur une réserve de pipettes et d’éprouvettes, je savais déjà tout sur les difficultés à trouver des financements « là, je viens de trouver 500 000 euros sur 4 ans auprès de l’ANR », embrayant direct sur la mise en commun des équipements, le chercheur d’expliquer « On ne travaille plus comme les érudits du 17ème siècle, où chacun dans son château fait ses observations astronomiques avec son propre télescope. Là, on peut avoir un super télescope que tu partages. Pour notre science qui est une science expérimentale, l’important, ce sont les échanges humains. Tes collègues peuvent avoir une idée que toi tu n’as jamais eu même s’il s’agit de ton sujet de recherche depuis des années. Ils peuvent poser la question que tu ne t’es jamais posée et vice-versa. C’est de la confrontation des cerveaux que naît parfois la vérité ».

Puis, nous sommes allés saluer Sophie, au fond d’un petit bureau, le nez sur son écran à rédiger sa thèse. Bientôt, elle volera de ses propres ailes comme le jeune Hervé lorsqu’il s’envole pour les Etats Unis, quatre ans durant, avant d’être recruté par le CNRS pour monter son propre laboratoire.

Nous étions dans le couloir adjacent, un « éméritat » de passer à nos côtés, Hervé Seitz m’expliquant à brûle-pourpoint, qui sont ces chercheurs retraités autorisés à hanter les labos du CNRS. En deux couloirs et trois portes ouvertes, j’étais déjà bombardé d’informations, j’ai levé le nez de mon cahier noirci d’une écriture hiéroglyphe que j’étais bien incapable de relire. J’ai osé « Hervé, je pense que nous allons nous assoir pour mener l’entretien car, là, c’est comme si je devais te suivre sur 100 km. Je ne tiens pas le rythme ». Nous avons quitté le bâtiment, nous nous sommes assis près du parking, face à face, chacun les deux coudes sur une table en bois. Yeux dans les yeux, j’étais enfin à armes égales pour suivre la pensée vive de ce chercheur à la fois émotif mais explicite, un brin libertaire m’embarquant sur cette grande scène imaginaire où un chef d’orchestre à la baguette allume et éteint des gènes dans tout le génome comme on appuie bêtement sur un interrupteur pour ne pas descendre les escaliers dans le noir.

Un petit vent frissonnant s’invitait dans notre conversation. Je souhaitais revenir à ce 26 mars 2020, lorsque Hervé Seitz sortait de sa coquille, tel le bernard-l’hermite, pour croquer à vif le professeur Raoult. L’entretien pouvait débuter.

. G.B. : En mars 2020, en pleine crise Covid, le biologiste que tu es, se fait connaître en rentrant dans le débat public en intervenant sur la plate-forme Youtube pour dénoncer ce que tu estimais être une fraude commise dans une étude menée par le professeur Raoult. Etait-ce un besoin de rétablir la vérité ?

. H.S. : Là, la course à pied a joué un rôle très actif dans ce processus. Car mes collègues coureurs non seulement m’ont posé des questions mais surtout, ils n’ont pas voulu entendre les réponses. Nous sommes au début du premier confinement, dans un état de sidération et arrive un héros qui annonce « cette maladie respiratoire, c’est la plus facile du monde à soigner ». Ce héros, c’est le docteur Raoult, le professeur Raoult qui acquière très rapidement le titre de héros national et mondial en disant « on va vous soigner, on va vous sauver ».

Il se trouve que je suis toujours en contact avec des copains de Normale Sup. Un jour, nous discutions de l’actualité et on en vient à parler de cela et un de mes copains, chimiste, me dit « moi, mon petit frère qui est biologiste a fait son stage dans ce labo-là. Ce gars-là, c’est un tyran qui a son idée arrêtée sur ce que doit être le résultat. Et pour être étudiant dans son labo, tu as intérêt à avoir le résultat que le chef attend ». Et ça, c’est la porte ouverte à toutes les fraudes. C’est souvent comme cela que se passent les fraudes scientifiques et c’est plus fréquent que ce que le grand public peut penser. Et là où c’est très insidieux, c’est quand le chef a son idée de ce que doit être le résultat alors que c’est l’étudiant qui fait l’expérience. Et si la fraude est découverte, qui est coupable ? C’est l’étudiant qui prend les coups et qui est vite dégagé avec pertes et fracas, sa carrière scientifique terminée et le chef qui dit « j’ai été abusé par cet étudiant ». C’est un comportement très dangereux.

G.B. : On sent que la curiosité du scientifique est piquée à vif. Ce qui explique sans doute ce désir d’en savoir plus sur les études réalisées dans le laboratoire du professeur Raoult ?

. H. S. : J’ai donc lu l’article en utilisant mon expertise en biologie. C’était de la médecine et des données statistiques, du jargon que je comprenais. Et là, je m’aperçois, mais je n’étais pas le premier à le signaler qu’il y avait une fraude statistique. Ils avaient exclu de leurs statistiques les patients traités à l’hydroxychloroquine pour qui cela c’était mal terminé. Alors évidemment, si tu élimines les décès de la cohorte et que tu gardes uniquement ceux pour qui cela se passe bien et qu’ensuite tu fais tes statistiques en concluant « regardez, ça s’est bien passé », mais c’est malhonnête. Et cela se voit dans l’article. Mais au moins il faut leur reconnaître qu’ils ont eu dans leur malhonnêteté, l’honnêteté de mettre les vraies données mais si tu sais lire la science, les données, tu te rends compte qu’ils avaient menti dans leurs analyses statistiques et dans leurs conclusions.

. G.B. : Comment naît alors le besoin de communiquer pour dénoncer ce que tu estimes être une fraude ?

. H.S. : Mon seul accès au grand public était Facebook. Je poste donc un message pour expliquer que le traitement du Professeur Raoult ne marche pas et qu’il ne va pas vous sauver. De plus, c’est un traitement qui n’est pas anodin donc prudence. Sur ma page, j’ai des amis scientifiques et des amis coureurs pour mon environnement loisir. Les scientifiques ont tous été plus ou moins d’accord avec moi, il n’y a pas eu trop de discussions. Mais chez les coureurs à pied, c’est l’autre moitié de ma vie, j’entendais « tu as tort de dire cela. Oui, ils n’ont pas fait cela dans les règles de l’art mais ils n’ont pas eu le temps. Ils n’ont pas fait comme vous les scientifiques vous l’entendez mais là c’est la médecine de guerre, c’est l’urgence et ils sauvent des vies, donc fermez votre gueule ». C’était l’état d’esprit de l’époque

. G.B. : Comment as-tu répondu pour tenter de convaincre ?

. H.S. : Je me souviens avoir engagé une discussion avec un bon copain qui est Ludovic Dilmi. Il a eu un rôle moteur dans cette histoire. Il m’a battu aux 100 km de Millau en 2013 et je l’ai battu à mon tour aux 100 km de Belvès en 2016. Le mercredi 25 mars, je me couche en me disant, ça m’embête, Ludo c’est un copain, je lui explique mais en retour, il me poste une énième vidéo racontant des choses que je venais de démentir par écrit. Des vidéos réalisées par un youtuber, Idriss Aberkane, connu dans le milieu de la fake science. Il en a fait son métier, il raconte beaucoup de bêtises mais ça sonne bien aux oreilles du grand public. Et le 26 mars, lorsque je me réveille, je dis à ma femme « je vais faire une vidéo car tout ce que je dis est juste inaudible car c’est écrit ».

 

 

. G.B. : Cette date du 26 mars marque le début d’une série de 9 vidéos. Comment doit-on se positionner pour tenter de convaincre ?

. H.S. : Le 26 mars, je fais donc cette vidéo sur Youtube. Il se trouve que dans le contexte de l’époque alors que Raoult était considéré comme un héros mondial, le monde politique se pressant pour le soutenir, il n’y avait pas de voix discordante pour le contredire. Déjà le monde politique n’avait pas les compétences pour comprendre qu’il s’agissait d’une fraude et nous scientifiques, nous n’avons pas cette culture d’aller dans cette espèce d’arène pour dire « vous êtes un menteur ». Il y avait bien des PDF qui circulaient pour dire dans un langage scientifique très soft « nous pensons que cette étude n’a pas été faite dans les règles de l’art » mais en réalité cela voulait dire « ça été mal fait, c’est un mensonge ». J’ai donc utilisé un langage clair « c’est un mensonge, c’est une fraude » et là pour le coup, j’ai été le premier à utiliser ce langage pour appeler un chat un chat. Et cette vidéo est devenue un peu virale car ensuite je suis intervenu plusieurs fois sur des chaînes comme LCI pour alimenter le débat, la controverse. Ils n’avaient personne à opposer à Raoult qui, lui-même, était une grande gueule.

. G.B. : As-tu le sentiment d’avoir rempli ton rôle ?

. H.S. : Ici dans mon bâtiment mais d’une manière générale, j’ai reçu beaucoup de messages de félicitations et de remerciements de collègues qui ont dit « c’est génial ce que tu as fait, il fallait vraiment le faire ». Mais la question c’est « mais pourquoi eux ne l’ont-ils pas fait ? ». Même un an et demi après, des scientifiques qui ont pris la parole ouvertement contre Raoult, ils sont rares. L’Académie des Sciences a publié un petit communiqué mais dans le langage de l’Académie des Sciences qui n’a circulé qu’entre chercheurs, en vase clos, en atteignant que des gens déjà convaincus. J’ai également reçu beaucoup d’insultes des fanatiques de Raoult. Ce fut un peu pénible car moi, j’ai vraiment cet idéal un peu pédagogique pour répondre à chacun « alors que contestez-vous ? ».

. G.B. : Finalement, as-tu réussi à convaincre ton cercle d’amis coureurs ?

. H.S. : Dès le départ, sur cette question scientifique ou médicale, se sont greffées des considérations politiques. Aujourd’hui, des gens attribuent toute la politique sanitaire, les masques, les vaccins, à la personnalité de Macron. C’est pour cela que j’ai fait cette dernière vidéo pour dire « séparez la politique du scientifique, du médical. Si vous êtes un opposant à Macron faites-vous vacciner pour être certain de pouvoir voter contre Macron en 2022 ». Aujourd’hui, les gens que je croise comme à Grabels où j’habite m’interpellent « Hervé, toi qui es scientifique, tu ne trouves pas que ce vaccin est dangereux ? ». Donc on parle mais systématiquement, la discussion retombe sur «oui, mais Macron nous a mentis sur les masques au départ ». Ca, c’est le péché originel. Donc quand les gens te ramènent «le vaccin ne marche pas car je n’aime pas Macron «  tu réponds « mais c’est juste pas la même question ». Maintenant la question est tellement polarisée, tu peux donner les arguments les plus intelligents, il reste une frange impossible à convaincre.

. G.B. : Par ces vidéos, as-tu le sentiment d’avoir affirmé d’une certaine façon tes convictions ?

. H.S. : Je ne me suis jamais engagé dans le débat politique. Je n’ai participé qu’à une seule manifestation dans ma vie, c’était en 2003 contre la guerre en Irak mais je ne m’étais pas senti à ma place. Moi, je n’aime pas le consensus, je n’aime pas l’unisson. C’est peut-être pour cela que j’ai pris position contre Raoult. Je me rends compte que quand quelqu’un devient vénéré, une espèce de maître à penser, moi systématiquement, dans mon fonctionnement inconscient, j’ai un mouvement épidermique de recul. J’ai été beaucoup froissé par cette ambiance que l’on vit depuis un an et demi avec ces gens qui sont de véritables héros de l’autoritarisme, de la malhonnête et qui ont réussi, c’est leur grand tour de passe-passe, à se faire passer pour des héros de la liberté, de l’intelligence et de l’honnêteté intellectuelle alors qu’ils sont l’exact opposé. Je ne m’estime pas libertaire mais attaché aux valeurs de la liberté.

Avec mes vidéos, j’estime que j’ai apporté ma petite contribution à l’édifice. On a une responsabilité en tant que chercheur public car nous sommes des agents du service public. On a des comptes à rendre devant le public.

. G.B. : D’où ce besoin de vouloir expliquer, vulgariser…

. H.S. : Oui je suis issu d’une famille d’enseignants. J’ai toujours eu ce grand attrait pour ces démarches intellectuelles, pour apprendre, dans les deux sens, moi apprendre en tant qu’élève mais également apprendre aux autres. J’aime beaucoup la vulgarisation scientifique en termes simples pour le grand public, les associations, les clubs de retraités, des collèges, des lycées. A Grabels, là où j’habite, il y a une association Rando Loisirs Culture pour laquelle j’ai donné un séminaire sur le thème de la génétique et je garde le souvenir d’une dame, une ancienne institutrice, une petite dame toute riquiqui qui s’appuyait sur sa canne et qui regardait avec des yeux pétillants au premier rang et à la fin je demandais « vous avez des questions ? » et elle levait toujours le doigt comme une élève. Tu vois, on a toujours besoin de connaissance et c’est cette philosophie qui m’a toujours guidé. Il y a peut-être aussi l’aspect course à pied où tu es habitué à souffrir, on sent une proximité avec le coureur à côté de toi, tu te sens égal et identique à l’autre. Moi mon souvenir de course à pied le plus intense, c’est mon arrivée aux 100 km de Millau en 2014 à la lutte avec Mickael Janne. Je fais second, il me bat, ce fut une défaite mais en termes de force de souvenirs, on courait comme des morts de faim, nous étions au bout de la souffrance, je perdais la lucidité, ma cervelle ne réfléchissait même plus. Je pense que si un jour, je suis sur mon lit de mort, dans les vapes, c’est l’image qui me restera car on a vécu ensemble un tel moment de proximité.

 

 

. G.B. : Puisque que tu me tends une perche à propos des 100 km, quittons la sphère chercheur, pourfendeur des fraudes scientifiques, venons-en aux 100 km de Millau. Pourquoi avoir un tel attachement à cette épreuve avec 10 participations et pourquoi verser dans l’ultra. Pourquoi cette quête, toi le chercheur qui semble comblé ici dans cet institut ?

. H.S. : Et s’il n’y avait pas eu le Covid, j’en serai peut-être à 12. C’est la course qui me correspond le mieux. Plus jeune, j’étais cycliste, j’ai commencé en minime 2 mais à cause de mes études, je n’avais plus trop le temps de rouler, je me suis mis à courir à Paris en 97-98 lorsque j’étais à l’ENS. Pour moi, les bonheurs intellectuels ont toujours été les plus intenses. Je t’ai parlé de l’intensité de cette lutte avec Mickael Jeanne, j’ai connu cela une fois dans ma vie. Mais des moments fusionnels avec l’intellect où tu t’oublies dans ton effort intellectuel, tu es tellement passionné par ce que tu fais, j’en ai connu plusieurs dans ma vie. Il y a une beauté intrinsèque là-dedans qui te donne une grande satisfaction « ha !!! quel soulagement », un peu orgasmique que j’aime énormément. Et comme tu le disais, maintenant que j’ai choisi d’être chef d’équipe avec beaucoup d’activités qui viennent parasiter cela, comme la recherche de financements, je tâche de garder beaucoup de temps pour discuter Science comme avec Sophie mon étudiante, ce sont des discussions qui me plaisent énormément. Et en même temps, j’ai besoin de me dépenser physiquement, j’ai besoin des deux pour être bien dans ma peau. Courir, ce n’est ni spécialement opposé à l’activité intellectuelle, ni automatiquement associé. Il se trouve que moi, j’aime la science et il se trouve que moi, j’aime la course à pied. Donc je fais les deux.

. G.B. : Quel fut le déclic pour courir les 100 km de Millau ?

. H.S. : C’est Jérôme Cavaillé qui m’a décidé. Il était mon directeur de thèse à Toulouse. Il courait, on était devenu copains de course à pied puis on est devenu collègues quand je suis revenu travailler dans son labo. Il y avait aussi Denis Jullien, un autre grand copain. On était tous les trois à courir à Toulouse et dès qu’il y avait un relais, on faisait équipe. Fin 2009, je fais un long footing le long du canal du Midi et au bout de deux heures de course, je me sentais bien. Je me suis dit « un jour, il faudrait essayer une course encore plus longue que le marathon ». Je reviens au labo et je dis à Jérôme « il faudrait que l’on coure les 100 km de Millau ». Nous avions deux copains du labo qui les avaient courus en 14-15 heures et je me souviens de Yves raconter « dans la côte de St-Georges, tu vois les lumières du Viaduc à l’infini et tu avances comme cela et elles ne bougent pas, tu es dans ton monde. Tu souffres, t’as mal, t’es triste mais tu es content, tu as plein d’émotions mélangées » et nous, on disait « ouahh ».

. G.B. : Les 100 km de Millau avaient contaminé le labo…

. H.S. : La course à pied, c’est vraiment un sport d’intello, je me souviens avoir expliqué cela à Guy Durand qui était le Maire de Millau à l’époque, à mon arrivée. Il m’avait dit « vous, vous devez être prof ?»… Je lui avais répondu « enfin presque, je suis chercheur, c’est un peu le même milieu »… « ah, oui, ça se voit à votre façon de parler, ah vous êtes chercheur et coureur à pied ?!»…Je lui réponds «la course à pied, c’est un sport d’intello ».

Donc en rentrant du footing, je dis à Jérôme « il faudrait qu’on fasse les 100 Bornes un jour ». Ca c’était en novembre et pour les fêtes de Noël, Jérôme nous envoie ses vœux en nous précisant « pour mes 40 ans, on va faire les 100 km de Millau ». On lui répond « ah mais t’es idiot, on n’y arrivera jamais ». Et ça a maturé un peu et au printemps, on s’est décidés et on s’est préparés.

. G.B. : A la fin d’une première course de ce genre, on se dit « plus jamais ». Qu’en a-t-il été pour toi et tes 2 comparses ?

. H. S. : On y est venu par accident. Moi, je termine dixième ex-equo, on  a adoré. Bien évidemment, le soir, tu as mal partout, tu es fatigué. Alors effectivement, avec Jérôme et Denis, on s’est dit « oui, on l’a fait » et un mois après « peut-être qu’il faudrait qu’on le refasse un jour » et peut-être deux mois après « allez, on va le refaire l’an prochain ». Et donc en 2011 puis en 2012, nous étions encore là et depuis on n’a pas laissé passer une édition, tous les trois ensemble. Et pour Jérôme qui m’est très précieux, c’était mon directeur de thèse, il m’a beaucoup appris au labo, ce que je fais depuis quelque temps après mon arrivée, après l’interview qui peut être interminable, surtout avec moi (rires… !!!). Après la douche et manger un morceau, je prends un vélo et je vais le chercher. Ca me fait mal partout mais ça m’aide à récupérer. Et quelle que soit son allure, sans se coordonner, il y avait quelque chose de magique car on se retrouvait toujours au kilomètre 90.

 

 

. G.B. : Finalement, à Millau, il y a deux courses en une…

. H.S. : En pleine nuit, ce n’est plus la même ambiance, ce sont deux courses différentes. Nous en tête de course, quand tu arrives, il y a un endroit que j’aime, c’est la borne 99 car il y a toujours une foule qui se masse. En 2015, à ma première victoire, j’ai eu les larmes qui ont coulé sur mes joues. Et mon suiveur, Jean Christophe, me dit « mais tu pleures ? »… «  ben oui, c’est trop beau » et on s’est mis à pleurer tous les deux en passant la borne.

C’est la fête, la kermesse (il s’excuse et se sèche les yeux…. !!!)  alors qu’à une heure du matin, c’est la lune, il n’y a plus personne, chaque coureur dans sa bulle avec sa petite loupiote. Tu vois une enfilade de petites loupiotes dans la côte du Viaduc, chacun dans son monde, dans son silence, tu entends pof pof pof. Les vrais héros sont là avec leur douleur.

G.B. : Deux secondes places puis quatre victoires d’affilée, la victoire devient-t-elle un but ultime ? Une obsession ? 

. H.S. : Oui, dans la période préparatoire de la course, je peux me dire « oui, il ne faut pas que je déçoive ». J’ai pu ressentir ce genre de pensée. Mais après, le jour de la course, c’est une telle fête, c’est une peu une délivrance des deux mois et demi d’entraînement vraiment intenses. Pour moi, c’est cela le plus dur. Et le jour où j’arrêterai de courir cette épreuve, ce ne sera pas à cause de la course mais à cause de l’entraînement qui me sera insupportable. Je me suis amusé à regarder les photos de mes départs, j’ai un sourire, je suis heureux de dévaler l’avenue Jean Jaurès, c’est une griserie. Je me revois, la même joie d’être là, la même joie qui se cumule aux joies passées. C’est le moment de l’année « on est à Millau » et la pression s’évapore.

. G.B. : Aujourd’hui, pour cet entretien, tu as mis le tee-shirt de l’édition 2019. Cela a-t-il une signification particulière ?

. H.S. : Mon dernier Millau, c’était donc en 2019. C’était mon premier 100 km de Millau en tant que Papa après un été spécial, avec moins de sommeil, beaucoup moins de temps, beaucoup moins de motivation pour aller courir et même pour aller à Millau. Même dans la voiture pour se rendre à Millau, je disais à Chloé mon accompagnatrice « j’ai l’impression d’abandonner ma fille ». Pendant tout le début de la course, je me suis posé la question de savoir ce que je faisais là et finalement je gagne. Mais c’est surtout lié au fait que Cédric Gazulla, qui était mon principal adversaire, a perdu en partant trop vite. Au sommet de Tiergues, en attaquant la descente sur St-Affrique, quand j’ai vu la voiture ouvreuse au détour d’un virage, j’ai compris que Cédric était là et j’ai retrouvé mes instincts. Et lorsque je l’ai dépassé, je suis revenu mentalement avec ma petite fille et il fallait rentrer à Millau, à la maison et j’ai gagné très détaché.

. G.B. : Comme scientifique, tu as nécessairement un regard tourné vers l’avenir. Quel regard portes-tu sur les 100 km de Millau, une épreuve très attachée à ses racines, à son histoire, à une façon de faire que l’on pourrait juger hors du temps ?

. H.S. : Ce que j’apprécie beaucoup dans cette course, c’est l’aspect associatif. Tu vois les gens, chacun dans son village cherchant à faire mieux que le village d’à côté. Ils se déguisent, font de la musique et tu vois des gens qui ont beaucoup d’amour pour préparer les tartines. Cela fait partie de mon amour pour cette course. Ils sont heureux de te recevoir. Comme ce couple de personnes âgées, il y a longtemps que je ne les ai pas vues, j’espère qu’ils vont bien. Ils se mettaient toujours avant l’entrée de St-Georges au pied de la descente, kilomètre 53-54, avec des petites chaises de camping, un parasol. Ils avaient la liste des participants et ils s’amusaient à regarder les coureurs passer en entourant les numéros.

A Millau, tu as ton numéro de dossard en fonction du moment où ils reçoivent ton inscription. C’est une illustration de cette religion qu’ils se font de traiter tout le monde sur un même pied d’égalité.  C’est ce que j’adore, c’est cette particularité, il n’y a pas un prix pour le premier, on a tous le même cadeau souvenir, il n’y a même pas un trophée, même pas un podium protocolaire. Même Belvès qui est une course bon enfant, tu as qu’en même un podium et une coupe pour le premier et ils donnent des numéros de dossards aux favoris. Mais rien de cela à Millau.

. G.B. : Cela ne cache-t-il un petit fond de superstition à propos de ton numéro de dossard ?

. H.S. : Il se trouve que j’ai eu deux fois le même numéro, le 744 qui est multiple de 3 et en 2019, j’ai eu un dossard qui n’était pas un multiple de 3. Donc je me suis inquiété, le 1019, mais c’était un nombre premier et je n’avais jamais eu de nombre premier. Finalement, cela s’est bien passé aussi. Du coup avec 406 pour l’an prochain, ce n’est ni un multiple de 3, ni un nombre premier, il faudra que je fasse de mon mieux. Les dieux de la numérologie ne seront pas là pour moi.

. G.B. : Tu parles des spectateurs assis sur le bord de la chaussée, j’ai le sentiment que cela s’est un peu perdu. Je me souviens de Tiergues où des fidèles venaient effectivement s’assoir chaque année face à la route de St-Rome marquant le sommet de la montée comme Jo Vors par exemple, une figure locale…

. H.S. : Ah la côte de Tiergues, avec ces deux lacets, c’est mon passage préféré. Quand tu montes de St-Rome, c’est une route de montagne…(un silence)… Les deux lacets de Tiergues, ah, le jour où je serai enterré, je demanderai à être dirigé dans cette direction.

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