Le bouilleur de cru, magicien de l’eau forte

Chaque hiver, Jean Paul Bories prend la route avec son alambic. Distillateur depuis 40 ans, il est l’un des derniers à distiller les marcs de raisins, les pulpes fermentées de fruits. Pendant deux semaines, son alambic a chauffé et fumé sur la petite place d’Aguessac. Rencontre.

Je me souviens de la vigne de Plantefou. De sa petite cabane, quelques planches cloutées, quelques tôles mal ajustées. On aimait s’y planquer les jours d’orage à écouter les grêlons s’abattre en escadron.

Je me souviens des arbres fruitiers, de la mirabelle, de la reine-claude, de la griotte au jus acide. On aimait s’en faire des ventrées, les soirs d’été, l’amarelle en boucle d’oreilles à écouter au transistor les fins d’étapes à couteaux tirés de la Grande Boucle.

Je me souviens enfin de la vigne du grand père Louis. Paix à son âme, il ne m’en voudra pas si j’affirme aujourd’hui qu’il ne produisait guère mieux qu’un petit gris à boire dans le meilleur des cas, sucré dans un bol, des biscottes nageant comme des éponges ramollies dans le breuvage rafraîchissant. Plantefou, c’était son paradis, son évasion, son répit, le soir venu, le corps pourtant meurtri après avoir déchargé les sacs de kaolins des péniches à quai sur le canal du Berry.

Mais je me souviens surtout de l’arrivée du bouilleur de cru quelques mois après les vendanges. Le grand père Louis caressant de ces mains calleuses et osseuses le ventre bombé de ses tonneaux. Des fûts en chêne parfaitement cerclés, gavés du marc fermenté que nous roulions en arabesque pour les grimper sur la charrette destination l’alambic. Le grand jour, jour d’allégresse, le bouilleur de cru à feu nu en grand magicien au pied de son alambic rutilant et fumant. Machine à vapeur au souffle cadencé narguant et dissipant les brouillards les plus cafardeux. Tuyauterie mystérieuse, courbes parfaites, serpentins byzantins, robinets et cols de signe astiqués et puis ce mince filet au jet arrondi, le liquide précieux, «l’esprit» du fruit comme les anciens, bérets sur  front dégarni, qualifiaient  cet élixir de vie. Nous avions tous dans nos poches quelques morceaux de sucre pour l’instant magnifique, même pour un mioche gringalet et pas vraiment effarouché de mon espèce. Le sucre que l’on trempe dans cette «eau» purifiée, que l’on glisse entre ses lèvres, puis timidement sur la langue pour sentir l’eau «forte», le «feu froid» sur la muqueuse puis en dérapage comme une échappée en contre bande dans la gorge brûlante. Le bouilleur de cru était un magicien, il l’est toujours.

A deux enjambées du Tarn, au pied de la Lumensonesque, un matin frisquet, j’ai retrouvé cela. Les même éclairs de vapeurs, les même odeurs, ce bouillonnement lent presque inquiétant. Face à moi, les deux cuves prises de légers frémissements, à l’intérieur le moult de fruits prisonnier de l’étuve, et à l’arrière de cette drôle de machine, le jet mirifique tel le Manneken-Pis de Bruxelles, l’eau de vie coulant dans un récipient de cuivre rutilant comme sorti droit d’un manoir écossais.

Jean Paul Bories, l’ancien camionneur, distille depuis près de quarante ans dont quinze ans au contact de son ancien patron à apprendre le métier. On dit qu’il faut dix ans pour maîtriser cette curieuse et mystérieuse alchimie née aux confins de Persépolis puis migrant vers le monde Arabe où l’on trouve trace du mot Al ‘inbïq pour définir l’alambic. Car Jean Paul Bories, bien qu’habillé chaudement en tenue d’ouvrier agricole, bottes aux pieds pour patauger une journée entière dans l’eau stagnante, est bien un chimiste des temps anciens, du temps présent. Mais à sa façon, avec des gestes répétés, toujours aux aguets, à l’œil et à l’oreille, pour maintenir la bonne pression, une attention de chaque instant sur ces deux cuves en cuivre, fabriquées à St-Juéry aux Etablissements Jean Crozes. Deux pièces de musées rutilantes, deux pièces d’orfèvrerie miraculeusement préservées du temps frappées de deux poinçons rivés à l’une des cuves attestant formellement le fabricant, l’origine et le numéro de fabrication, Jean Crozes, ingénieur, constructeur, N°34, année 1935.

L’été aux moissons, l’hiver à l’alambic, cet entrepreneur naucellois qui, jeune, pensait reprendre la ferme familiale, bat ainsi la campagne aveyronnaise, comme autrefois les petits manèges à chevaux de bois. Il ne roule guère plus loin que dans son canton de Naucelle pour couper les blés et débroussailler mais il s’égare aux confins des grands causses dans ces petits villages où vignerons et arboriculteurs professionnels et amateurs perpétuent cette tradition de bouilleur de cru. En 1996, il est devenu son propre patron, il tient à cette précision de taille «je ne suis pas bouilleur de cru, je suis distillateur» prenant la route, dès les premiers frimas et les premiers verglas sur les monts du Lévezou et autre Ségala.

A deux pas de la place de l’Ormeau et de la rue de la Plume sur la commune d’Aguessac, Jean Paul Bories a garé son drôle d’engin en bordure du ruisseau, câble électrique branché, tuyauterie alimentée en eau. Un auvent le protège du froid et des intempéries. Au fond de celui-ci, au pied de la chaudière diffusant une douce chaleur, une petite cuisine a été reconstituée avec son micro ondes, son placard, sa cafetière et un petit bureau où il consigne méticuleusement toutes les transactions complexifiées par une législation à donner la migraine. C’est sommaire, c’est rustique. A l’heure de la 5G et de l’Intelligence Artificielle, c’est la France sans octet, sans FTP, ni pluging, ni tracking, sans data mining. Vu du pont d’Aguessac au pied de cette belle maison et son fronton orné d’une vieille publicité murale pour la Suze (un joli clin d’œil… !), la petite affaire du distillateur a les reflets sépia de la France chère à Doisneau et Cartier-Bresson, d’un Depardon plus proche de nous, celle qui se regarde avec nostalgie et un brin d’espérance ou d’innocence pour croire que l’urgence du temps filant à la vitesse de la lumière puisse encore se stopper avant le grand fracas.

Au pied de cette curieuse et vieille loco que je verrai courtoisement souffler dans les bronches à bien des robots, Yann est arrivé de bon matin avec deux copains, le père et le fils au visage rond portrait craché du paternel. Malgré une pluie crasse et tenace, autour d’une petite table de camping, la tribu casse la croûte avec pâté de campagne fait maison, le Laguiole à portée de main et le bon rire en refrain. On refait le monde, Jean Paul de souligner « mais attention, on ne parle pas tout le temps de la misère ».

Yann, c’est le grand gaillard qui illumine le marché de Millau tous les vendredis avec ces beaux légumes, ces piments d’un rouge vif comme des pierres précieuses et ces radis d’un noir profond comme des pierres volcaniques. Yann, c’est aussi une gueule, il dit lui-même «une grande gueule, faudra pas hésiter à couper certaines phrases» mais aussi une histoire, l’histoire d’un informaticien chez Cap Gemini à Montpellier qui, un jour, apostropha son DRH par cette phrase «je vous salue bien». Le boss lui avait demandé «alors c’est quand que tu fais pousser des légumes sur le Larzac ?» le geek de répondre « et bien c’est pour demain» et d’expliquer ce choix radical ainsi «j’étais de plus en plus en déphasage complet. Mon travail  ne correspondait plus à ce que je voulais faire de ma vie. Je voulais extraire ma famille de la ville pour retrouver un milieu à dimension humaine».

Devant nous, Jean Paul ne reste pas les mains dans les poches. Il juge le moût, de la main droite, il pioche dans ce magma, parfois il fait la moue «c’est la qualité du fruit, son sucre, sa fermentation qui donneront un bon alcool». Puis il enfourne les cuves, il tourne, il vire, il ressert les couvercles gros comme des boucliers de centurions romains. Il nettoie sans cesse ce carré de goudron à grands coups de seau d’eau sans compter les 700 à 800 litres nécessaires quotidiennement pour refroidir la machine et atteindre cette purification et cette extraction de l’alcool au degré près, s’échappant dans ces colonnes de cuivre.

Originaire de Saint-Affrique, Yann est aujourd’hui installé sur les hauteurs du Puits de Calès avec 1,5 hectare en maraîchage, 1 hectare de bois, 40 hectares de causse se fracassant droit dans la vallée du Tarn, ajouter à cela 5 hectares de vergers à Peyre non loin de l’église. Chaque saison, il tire bon an mal an, une tonne de pommes destinées principalement à être pressées en jus.

Devant l’alambic de Jean Paul Bories, il savoure, il déguste ce spectacle, enturbanné dans une grande écharpe, le nez dans ces vapeurs, ces effluves aux arômes parfumés, un brin inquiet sur la teneur de la future cuvée. Dans l’alambic, la pulpe de pommes issue du pressage de sa production est sous l’emprise du feu. D’un œil coquin, il guette chaque jet de vapeur sifflant et puissant et commente «là, je suis en phase avec mon projet. C’est s’alimenter mieux mais c’est aussi être autonome en gaspillant le moins possible, en réduisant le plus possible les déchets. Et là, avec la distillation, on est vraiment dans le déchet utile. On va au bout d’un cycle, on boucle la boucle» et d’ajouter «aujourd’hui, j’avais tellement à faire, l’entretien, le nettoyage des serres, les semences à préparer, la compta, mais là, je vais qu’en même y passer la journée. Pour moi, c’est un amusement, c’est plus un délire qui me fait plaisir». Un barbecue est même prévu pour le repas de midi, il ajoute «c’est qu’en même un luxe de s’offrir cela».

Son camion est bourré de petits tonneaux bleus. Trois cuvées sont prévues, 2019, 2020 et un mélange des deux «c’est un peu l’inconnu». Une soirée est même déjà programmée entre copains pour une dégustation croisée, trois eaux-de-vie pour souder les amitiés. Le langage sera codé, les rires seront débridés, les joues en feu, les gorges déployées. La soirée sera ritualisée, épicée, parfumée, tranchante, lumineuse, les mots valseront, les petits verres tinteront. Une eau de vie pour ouvrir les sens, ça donne parfois du sens.

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