Le hublot, oeil de cyclope de

Christian Berméjo

Fils d’ouvrier dans le bassin de Decazeville, Christian Berméjo n’a pas eu un destin tracé à l’encre de chine. Successivement il fut facteur puis photographe et enfin bibliothécaire passionné de musique, de son et de film. Aujourd’hui, la retraite venue, il se consacre à la peinture et la sculpture, débutées vers les années 1995.  Un art particulier, des soudures, de la récup, de l’électronique, des bandes son, de la rouille, de l’aérosol et ces immanquables hublots pour découvrir le monde. Rencontre à Carbassas puis au Vieux Moulin où le créateur expose cet été ses œuvres. 

Dans une boîte de sardines, il y a des corps allongés, immobiles. Tête-bêche, ils se collent dans l’huile visqueuse, aqueuse. Anonymes et androgynes. Pour découvrir ces corps luisants, glissants, il faut mettre le doigt dans l’anneau puis tirer, un coup sec…l’huile en vaguelettes léchant déjà les bords. Devant moi, Christian, plusieurs boîtes de sardines et maquereaux à la main s’amuse l’oeil guilleret «peut-être en ferai-je un tableau érotique ?!» avec …«La Diablesse»… « La Belle Iloise»…. « Les Déesses», «La Sauvageonne»…!!!

Je suis dans l’atelier de Christian Berméjo. Il s’excuse du désordre, je réponds «non, c’est là que je voulais te rencontrer» dans cette petite pièce aux quelques mètres carrés, au désordre mine de rien bien ordonné. Il y a toujours une forte excitation à tourner sur ses talons, bien droit, quelques secondes en rotation comme porté par la lumière blanche et étroite d’un scanner. Il y a toujours une petite intimidation, mais aussi et surtout un grand et malin plaisir à balayer du regard, vite fait, en secret comme piégé dans une boîte d’allumettes, les murs, l’établi, les étagères, le petit bureau au fond dans la pénombre et puis jeter tout aussi vite fait un œil par l’embrasure de cette petite fenêtre donnant sur le jardin…Dehors, la chaleur, écrasante en embuscade, prête à toquer au carreau.

Alors, c’était donc cela l’univers de Christian Berméjo ! Déjà imprimés, catalogués, saisis au vol, un voile d’intimité. Ici des cors de chasse, des phares de solex, un phare de Micheline, des petits moteurs ronds comme des bobines de fil, des souris en plastique, un fer à souder, un ourson articulé, un nanomètre, des boîtes à chaussures, des boîtes à ferraille, des bocaux, un vieux saxo, un petit Versailles d’objets, en convalescence, des p’tites richesses désuètes, comme posés sur l’établi, ces deux bouts de fer rouillés et rongés par le sel «c’est Caroline qui a trouvé ça sur la plage. Elle m’a dit « ça, c’est pour Christian ». Et puis ces pinceaux en éventail, le poil en bataille, dans l’attente de lécher, de caresser la toile, le grand voyage et enfin ce grand chevalet. Sur le portant, une grande toile, sa dernière création. Christian explique «dans la peinture, il y a la gestuelle. Tu racontes une histoire. C’est pour moi, une mise en scène qui dépasse la peinture». L’histoire de cette toile, elle est bête comme chou, il vaut trois francs six sous, le peintre raconte « j’étais le cul sur le sable, je regardais un grand-père avec son petit-fils jouer avec un planeur téléguidé ». Voilà, le tour était joué, une composition toute trouvée avec ce grand ciel, cette grande évasion, ce petit avion tournoyant, une petite souris à son bord, la vie en looping comme de frissonner dans les bras de sa concubine.

Une voix interpelle Christian, c’est Chantal, sa compagne « n’oublie pas d’éteindre le feu sous le café ». Nous quittons la pièce. Nous  montons l’escalier puis nous traversons une première pièce, vaste et spacieuse avec sa grande cheminée, des cagettes de fruit posées ici et là, un halo de lumière rond comme un hublot, vestige de l’ancienne chapelle de Carbassas. Dehors, une petite cuisine d’été, un four à pain construit dans la roche apparente, une vieille cuisinière et sa cafetière fumante et puis ces deux colonnes. Je laisse Christian raconter «je suis amoureux de l’abbaye de Comberoumal, son silence, cette paix, ses vieilles pierres. Un jour, je vais à Villecomtal chez un tailleur de pierre. Et dans le fossé, je découvre une colonne cassée. C’était un bourgeois de Rodez qui avait fait son entrée de maison avec ces 2 colonnes comme un temple romain. Pour 500 francs, je les ai achetées et à Raujolles, j’ai fait tailler les bords ». Il s’arrête un instant, il ouvre les bras, il ajoute «voilà, j’ai chez moi mon petit Comberoumal».

LE FEUILLETON “MAURIN DES MAURES” POUR PRENDRE L’AIR

Christian Berméjo est originaire du bassin houiller. Ca, ça ne s’oublie, une forte empreinte, comme un marquage au fer rouge. mais surtout, pour souligner et appuyer le trait, un grand père espagnol ayant fui la misère début des années trente et une grand-mère ukrainienne, le mariage improbable mais finalement réalisable. Puis des parents ouvriers, des laborieux, l’usine, la cité des Italiens à Cransac, la maman qui décède trop vite, l’école au CEG chez les nonnes pour la discipline et le soir le feuilleton Maurin des Maures pour prendre l’air au pied des mines.

Christian s’échappe du bassin. Il ne fait pas le malin mais il faut bien prendre son destin en main. Il l’explique fort bien «j’ai connu le sort de beaucoup de jeunes Aveyronnais. J’ai passé des concours et je suis parti facteur à Paris, dans le 17ème, j’avais 19 ans». La grande ville, un peu de déprime, pas vraiment la frime, mais des après-midi de libres et le p’tit facteur s’inscrit au club photo. Il en devient vite l’un des animateurs et la direction des PTT le repère pour un poste de photographe, il est recruté. Nous bavardions, les coudes sur une toile cirée, une tasse de café sous le nez, Christian s’est levé, comme dans une urgence «laisses moi te montrer » pour revenir un grand classeur à fermeture éclair à étaler sur la table. Une demi-vie sous plastique, celle de photographe au PTT, des chantiers, des inaugurations, des filles en blousons et puis des photos réalisées dans l’Aveyron lorsqu’il décide de revenir au pays  « j’étais impressionné par un photographe  vivant et travaillant au pays du côté de Rignac. J’avais eu mon CAP de photographe à l’école Estienne. Je me suis donc installé à St-Cyprien sur Dourdou». Il tourne les pages du book, des mariages. Au passage, je souris car je reconnais même Nicolas et Phanie enlacés pour la vie mais aussi des paysans, de la pub, du noir et blanc dans l’intimité de Conques, des photos de meubles réalisées à la chambre pour des catalogues comme pour les Etablissements Guibert à Decazeville. De l’alimentaire, il faut bien croûter entre illusions et désillusions, entre galères et maigres salaires. Son mariage bat de l’aile, l’URSAFF lui court aux fesses “j’ai compris que je devais me poser”. La raison l’emporte, une nouvelle compagne qui balaie le virtuel et remet du réel dans la vie de Christian et celui-ci devient bibliothécaire «plus exactement assistant de conservation» précise-t-il pour ne pas froisser les oreilles de puristes. Là encore, un joli petit parcours du combattant l’attend, dans cet espace sanctuarisé, sans vraiment grandes munitions, juste des convictions, il raconte «avant cela, j’étais devenu chef de rayon dans une grande surface, nous vendions des K7 porno. Je me suis dit «ça serait quand même mieux de proposer autre chose. C’était le début des succès des K7 de Thalassa, d’Ushuaia. J’ai donc présenté à la Chambre de Commerce un projet de médiathèque. C’est comme cela que j’ai eu mon premier stage à la bibli de Millau» et là, j’ai compris que je ne bougerai plus”.

Trois maires défileront, Deruy, Godfrain et Durand et 19 ans seront finalement nécessaires pour que ce projet aboutisse «moi, je voyais la bibliothèque comme un lieu pouvant accueillir le cinéma, la musique”. Avec la création de la MESA, il savoure enfin cette ouverture, il ajoute “nous étions rentré dans la troisième dimension».  Et l’inauguration de cette médiathèque n”échappe pas au brassage, au mixage des genres avec rappeurs, slameurs et grapheurs invités sur le parvis de la MESA, juste deux ans avant la retraite pour ce jongleur nourrissant son quotidien de BD, de sculpture, de musique, deux petites saisons menées bon train, la der des der, le temps compté pour créer un coin vinyle, des rencontres locales pour conter l’histoire de la musique auprès des IME locales et même des siestes musicales «j’étais en rupture avec l’idée que la bibliothèque soit uniquement un lieu de silence».

Retour dans son atelier, ce n’est pas vraiment un lieu de silence. C’est un lieu habité, d’ombres et d’espérance.  Il y marmonne, il y chantonne comme un marinier à la barre de sa péniche. Il farfouille, il y gratouille. Il pèse, il sous-pèse chaque objet, des bricoles, des babioles « ça, je vais en faire quoi ? » pour donner sens, pour prendre le chemin de l’imaginaire, poussé par ce petit vent de folie enfin libéré pour savourer cette jubilation lors du dernier coup de pinceau. Alors, il découpe, il soude, il triture des déchets de forgerons, de plombiers, il précise «quand je soude, je fais des crachottis, il ne faudrait pas qu’un soudeur me voit souder».  Il raconte cela avec de grands gestes, avec un petit côté Charles Trenet, les yeux riboulant, malins et coquins.

Il récupère, il chine, il fouille pour trouver le hublot qui viendra nourrir une nouvelle histoire, pour créer de nouveaux horizons, de grandes évasions. Il explique « je suis fanatique de Siné, de ses ciels, des nuages dans lesquels il imagine des formes». Le hublot comme une bouche ouverte, un brûlot pour se laisser embrasser, pour se laisser aspirer dans une gorge profonde, Christian Berméjo a trouvé son idée, son inspiration, lui l’autodidacte qui a vécu son manque de diplôme comme un fardeau, enfin dans l’expression de sa sensibilité longtemps réprimée, enfin révélée « je travaille le hublot car il exprime une partie intérieure, une partie extérieure, un ailleurs, un au-delà où un autre monde est possible ». Une fenêtre à ouvrir, parfois juste un trou de serrure, pour sentir le vent, le courant, les horizons des possibles ou bien par craintes un judas à refermer au plus vite pour fuir démons et  labyrinthes. Christian explique «ce doit être son émotion, c’est pour atteindre l’autre. Il doit se saisir de l’œuvre,, le tableau doit lui appartenir». Puis il raconte cette histoire, sa voix se pose avec douceur «dans le cabinet médical de Chantal, il y a un long couloir. Sur l’un des murs, j’ai un tableau d’exposé, très abstrait, la mer, le ciel. Ce tableau, il fascine un garçon. Et à chaque fois qu’il vient en séance de sophrologie. Il s’arrête et prend le temps de regarder. Finalement, je lui ai donné. Et lorsque je lui ai tendu, il m’a expliqué « là, je vois des vagues, ça c’est le rivage, le ciel, je le vois comme cela ». Finalement, il était allé bien plus loin que moi dans ce que je m’étais représenté ». Christian baisse sa voix, il ajoute « là, tu vois cette histoire me donne encore des larmes dans les yeux».

De son atelier, je n’ai pas tout vu, parfois simplement entrevu, sans poser trop de questions sur sa technique de peinture à l’aérosol, sur ce petit avion fabriqué à l’imprimante 3D, sur cette clarinette posée sur deux vieux clous, sur cette batterie planquée sous un tissu. Le soir, je retrouve Christian au Vieux Moulin, à la veille de l’inauguration de son exposition dans cette magnifique salle baignée d’une douce lumière blanche. Dehors, des mômes sautent gaiement dans l’eau, des cris, de la joie, des ados dans l’émoi. Christophe l’a rejoint, informaticien chez Combes, un grand gaillard calme et réservé, également formateur au FabLab de Millau à ses heures perdues et organiste affirmé. Ils ont sympathisé. L’électronique, ce n’était pas son rayon mais il s’est pris au jeu pour élaborer la partie musicale, pour intégrer le son dans certaines compositions de Christian.

Francky a également rejoint le duo, son chien bavant laissé dans l’ombre de l’entrée, un gros nounours écrasé par la chaleur. Sur le tableau « vos gueules les mouettes », c’est lui qui a bricolé avec des bouts de ficelles et d’élastique, une petite mécanique pour alimenter un balancier. L’homme et son chien ont voyagé. Ils n’ont pas toujours trouvé les bons rivages, à espérer courbés sur le bastingage rejoindre les contours d’îles rieuses et bienheureuses. Finalement, Francky a posé son sac pas loin d’ici. Etait-ce le bon port ? Même lui ne saurait le dire.  Christian raconte «un jour de vernissage, j’exposais un tableau avec des fils comme une toile d’araignée, un hublot avec à l’intérieur de la rouille craquelée.  J’ai vu cet homme se précipiter sur cette toile. Il est allé voir le prix. Il est revenu pour me dire « vous pouvez me le vendre mais je suis au RSA ? ». L’homme lui avoue «je suis en dépression. La rouille, c’est ma dépression, le hublot, c’est mon espoir». Aujourd’hui, ce tableau, c’est le baromètre de Francky, de ses humeurs et de ses peurs. Depuis, Francky et Christian sont devenus amis.