CE SOIR A PLAISANCE, J’AI JETE LA CLEF

Le Tour de l’Aveyron à vélo, c’est à chacun, chacune de se l’inventer. Il y a mille façons de vivre cette aventure au cœur et dans les marges de ce département si riche, si contrasté, parfois en souffrance, parfois en espérance. Voici un petit tour de 610 km en 6 jours, 85 villages traversés sur les 285 que compte ce département, une rando-cyclo aux mille clochers et aux rencontres imprévues. C’est parti

Le 9 février 2018, Jur poste « Eh oui les gars, c’est bientôt fini ». Début avril, ses potes lui ont répondu «Jurriaan, quel changement, nous te souhaitons bonne chance. On viendra peut-être te rendre visite pendant les vacances». Le 3 mai, la photo d’un plat, du saumon sur un lit de légumes et de radis d’un rose tendre imbibé de vinaigre est publiée. Le 20 juin le @hotelsolomiac est créé. Le 8 juillet, l’hôtel Solomiac, après une année les volets clos, ouvre à nouveau ses portes, c’est le début d’une nouvelle aventure pour Jur, un ancien photographe de presse reconverti sur le tard en hôtelier.

Au-dessus du zinc, un portrait ancien, celui d’une femme au regard déterminé, coiffure années soixante. Ce n’est pas du Darcour, y’a rien de glamour, portrait d’une femme d’ici, sans doute l’ancienne patronne, petite baronne de cet estaminet aux allures de gros pigeonnier. Sur la gauche, sur le rebord d’une fenêtre, un cadre posé sur un trépied. L’image doit avoir une trentaine d’années, peut-être plus. Une voix douce m’interpelle, une pointe de rocaille non dissimulée, la clope sans doute, une pointe d’accent hollandais bien affirmé «c’est Madame Solomiac. La photo a été prise en 1984».

Jur est au bar, la soirée s’alanguit, la nuit tombe en douceur. Sur la terrasse, le chien ronge un vieil os. Ce soir, deux chambres ont été réservées, l’une pour un randonneur esseulé, son gros sac et son mal aux pieds,dernière chambre à gauche au premier étage et sur le même palier, la 1, pour moi-même. Quelques oiseaux réfugiés dans les glycines piaillent de bon cœur, chant d’amour, conquête d’un soir, allez savoir. Jur me commente la photo «c’est Madame Solomiac sur la photo. Elle était la propriétaire de cet établissement. Elle regarde le marchand ambulant, c’est le boucher. Elle attend que le dernier client parte pour acheter la viande pour son chien, du faux filet, de l’entrecôte. Elle ne voulait pas que l’on sache que son chien mange d’aussi bons morceaux »

Depuis deux ans, Jurriaan est donc le tenancier de cet établissement. L’homme flirte sans doute avec la soixantaine toute proche, l’âge, c’est parfois une question qui ne se pose pas. Il porte élégamment les cheveux mi-longs, mi-gris, les traits marqués et burinés à la Brian Johnson, le chanteur parolier d’AC/DC. Il me raconte l’histoire de cet établissement, ce petit hôtel situé sur la placette de Grand-Vabre qu’il qualifie ainsi «dans son jus ». Il a raison, rien n’a changé. Les chambres, les tapisseries, le mobilier, le lavabo, les robinets, rien n’a bougé depuis 1974. Le patron raconte «un jour, c’était l’hiver, j’avais mis de belles nappes. Un homme s’assoit pour le repas. C’était un antiquaire. Il soulève la nappe et là,  je l’ai entendu crier «Mais vos tables en formica, ça vaut une fortune». Le bar est lui aussi resté dans son jus, ainsi que le frigo et ses grosses poignées comme dans les boucherie-charcuteries d’autrefois lorsque le cochon était saigné à la ferme.

Jour 3 de mon Tour de l’Aveyron à vélo, j’étais donc là où j’aime être, à mi-chemin entre hier et aujourd’hui sans vraiment penser à demain. Dans ces villages où parfois, une ampoule brille toujours au carreau, ou parfois, une porte reste ouverte même tard pour croiser le chemin de ceux et celles qui ont l’envie, le désir, le courage, il en faut des tonnes pour relever le défi de vivre encore ici, comme chez Madame Solomiac, comme chez Jur, sous cette tonnelle où les glycines tombent en grappe, où la musique est bonne à écouter, où le repas est bon à partager, où le rosé du Fel enrichit le propos et amplifie allègrement les bosses avalées dans la journée. C’est majestueux.

Depuis trois jours, j’étais donc en circonvolution, pas très loin de chez moi, sans paratonnerre, à l’école buissonnière, à lécher les contours de l’Aveyron, à caresser de l’épaule droite la Lozère en traversant le Sauveterre, à titiller le Cantal à deux coups de pédales, à pousser du coude le Lot et plein sud à mouiller le maillot sur les contreforts du Languedoc pour un retour par les grands causses et ma chère et tendre Dourbie « just for me ». Une leçon de géographie connue mais à revisiter, le nez pas loin du fossé où la reine des prés ondule et joue les fiancées avec la grande ortie, une leçon de géologie elle aussi connue mais à creuser de vallée en vallée, le Tarn, puis le Lot, la Truyère, le Lot à nouveau, l’Aveyron et ce mille pattes de petits ruisseaux, de torrents, la Diège, la Rance, le Dourdou, la Dourbie…,sans oublier cette leçon de poésie à apprendre, par des mots simples, d’impressions subtiles, de sensations éphémères, se laisser-prendre, se laisser-faire aux mille détours de ces petites routes savantes.

Il y a trois jours, je prenais donc la route pour suivre un tracé imprécis dicté par les lois obscures du découpage administratif de l’Aveyron reprenant en 1790, à trois communes près, les contours de l’ancienne province du Rouergue regroupant le Comté de Rodez, la Basse Marche de Millau et la Haute Marche de Villefranche de Rouergue. Etait-ce l’Aveyron des marges ? Etait-ce rouler dans les marges de ce département, comme lorsque l’on griffonne sur les bas côtés d’un cahier d’une écriture nerveuse pour enrichir si besoin son texte ? Il y avait bien un peu des deux, à la rencontre de cette Aveyron où les paysages s’enchaînent et vous subjuguent. L’Aubrac en premier lieu, ce pays aux contrastes saisissants, ces plongées dans l’ombre, dans le sombre de ces forêts de hêtres,les mains ferrées sur le guidon ou parfois nez en embuscade à pousser sur les cannes dans la montée du col de la Croix de Rode, pour embrasser ces paysages d’une insolente beauté où les boraldes jouent des cymbales, où de petits lacs sont d’émeraude, où la gentiane est joyeuse et rieuse.

Pour entamer une telle randonnée vélocipédique, certains codes sont à respecter, le premier d’entre eux, c’est «partir tôt et arriver tôt pour l’apéro». C’est juste une évidence aux pays des bières artisanales. Aux quatre coins du département, la Jonte, la Mandala, la Mousse du Rouergue, la Hoc et pour finir la Templière pétillent et font la nique aux pisses d’âne, les Météor, les Stella, les Kro à la seule vertu, celle d’apaiser votre soif.

Partir tôt, c’est respecter le second code du cyclo-randonneur, cette  fois, il se résume en un seul mot, prudence. Là aussi, c’est une évidence. Car sur la route, tout le monde ne partage pas votre bonne humeur matinale. Y’a pas Bourdin, ni De Morand pour vous prendre le chou mais y’a des fous au volant, des camionnettes, échelles sur le toit, chargées à bloc, roulant à bloc. A 50, ça fonce, à 80, ça défonce, à radar intelligent, conduite stupide, le cycliste doit serrer des fesses. L’Aveyron, le pays des randonneurs à vélo ??? Messieurs, mesdames les élu(e)s, ce n’est plus le temps des beaux discours, tout reste à bâtir, à sécuriser et vite.

Et enfin troisième précepte, savoir mettre pied à terre, savoir observer, fureter, parfois rencontrer et écouter. Comme le matin, à l’heure du café et de la p’tite cuillère, c’est l’heure des travailleurs, des bonnes ou mauvaises nouvelles comme à Laguiole au café du Foirail. «Paupette» a garé son camion sur la place près du taureau de bronze, symbole d’une région, l’emblème de la race Aubrac, moulé en plein cœur de Montmartre dans l’après guerre et rivé sur son socle de basalte en 1947.  La jeune femme dans son costume de labeur a la carrure athlétique pour jouer aux quilles de 8. A ses côtés, son collègue, bras nus, épaules bronzées,est plus gringalet. Elle boit une gorgée et lui dit «je vais tenter un millionnaire. Si je gagne, tu finis la journée tout seul». Une petite sonnerie retentit, la jeune femme écoute le verdict «je crois que j’ai perdu, c’est nul ce jeu». Espoir déçu, le quotidien reprend le dessus, le couple remonte dans le camion pour une journée de boulot. Dans la rue principale, les coutelleries ouvrent. Même à Laguiole, les touristes se font désirer. Signe du sale temps ambiant post covid, pas même une Jaguar garée sur le foirail, pas même une TR4, même pas une Morgan, la mythique décapotable anglaise qui me ferait presque regretter de pédaler ainsi  sur la croupe parfois sauvageonne de mon cher département.

Heureusement, il y a des haltes bienfaitrices comme autrefois ces auberges où le pèlerin, le compagnon, le maquignon, le buronnier trouvaient refuge, pitance et bienveillance. Ces lieux, ils se devinent encore, une belle porte cochère, une enseigne certes desquamées mais dont on peut encore lire le nom de l’ancien hôtel.

Chez Cardounel, y’a rien de tout cela. C’est un lieu dit, la Combe Falcou, au sommet d’une énième côte que l’on ne compte plus, une étape en dents de scie, pas vraiment affûtées, seulement 280 mètres de dénivelé pour sortir de la vallée du Lot et rejoindre Villefranche de Rouergue. Juste un panneau blanc écrit vite fait à la main «chez nous». « Chez nous », c’est Didier et Carmen les nouveaux proprios, lui au service, elle au fourneau. Ambiance fin fond du Nevada, ambiance route 66, le patron est motard tendance Harley, routard au long court, tatoué jusqu’aux phalanges et doigts de pied. Il sert deux couples de retraités, des fraises à la chantilly pour le dessert. Didier porte le bouc bien taillé, façon D’Artagnan. Il est avenant et souriant, je commande un café et une menthe à l’eau, on parle «ici, c’était une scierie, mon père faisait des charrettes puis c’est devenu une pompe à essence et maintenant c’est un restaurant». Le Carbounel a ouvert le 11 juin, Didier hésite encore avec la caisse enregistreuse, Carmen accourt à son secours. Il rigole «j’ai été légionnaire puis camionneur. J’étais équarisseur, je connais l’Aveyron comme ma poche. Aujourd’hui, je suis restaurateur. Je n’étais pas fait pour la retraite. Là, je suis comme un apprenti». Sa clientèle, des motards bien entendu, mais pas que. Pas besoin d’étude de marché, il affirme «on est bien placé sur la route entre Cajarc et Najac». Le drapeau Harley flotte au vent, on ne peut pas se tromper.

C’est bien l’Aveyron des marges et de la diversité, l’Aveyron des aspirations, de ces grandes respirations pour prendre son envol comme pour Didier le motard de La Capelle Balaguier ou plus sûrement pour rester en survol comme la petite serveuse du restaurant familial, l’Auberge du Port d’Agrès,rencontrée le matin même. La maison est tenue par Paul et Nadine, les parents, un resto ouvrier connu dans la vallée du Lot entre Flagnac et Maurs dans le Cantal. Il était 8 heures du mat, l’heure des camionneurs, la jeune femme en tenue estivale, se pressant, un torchon à la main, la grand-mère dans un coin de la salle à surveiller la «p’tite» virevoltant entre les tables à épousseter. Entre deux tartines de pain frais cuisson maison, on a causé «j’ai 22 ans. Je viens d’avoir un BTS en management des unités commerciales. Ma mère m’a dit «ça t’intéresse de nous rejoindre. On a besoin de quelqu’un. J’ai dit pourquoi pas». Elle parle affaire avec beaucoup d’autorité, de cette reprise difficile et incertaine après le confinement pour ces micro-entreprises de l’ombre, «on vient de perdre la clientèle qui venait pour les fêtes de Flagnac annulées. Mais heureusement, on s’en sort avec le restaurant».

Combien d’affaires ont ainsi périclité dans le plus grand des silences ces dernières semaines ?  Sur ce grand pourtour de l’Aveyron, le décompte est criant, de nombreux restaurants et hôtels aux volets tirés ont giclé de l’échiquier,pas de portes condamnés sans doute à jamais, invendables même avec rabais.Mille chagrins accompagnant ces tristes destins, dans une France en constante mutation, l’Aveyron n’échappe pas à cette logique sans sursis, sournoise et sans espoir.

L’Aveyron défile ainsi, de villages en villages, de hameaux en fermes isolées parfois abandonnées, l’Aveyron des champs et des paysans, des batteuses en action pour récolter les blés en ce début d’été. Non loin de Tanus dans le Tarn, il faut s’avoir s’échapper de l’Aveyron pour prendre de biais la vallée du Viaur encastrée au pied de Pampelonne et son château de Thuriès. Une transition pour mettre le cap vers la vallée du Tarn où la rivière coule paresseuse entre deux puissants barrages lui volant sa liberté. Je croise un jeune étudiant en bikepacking comme moi, un jeune cycliste aux jambes rasées en mal de compétition. Pour compenser, il chevauche un Gravel pour une longue virée en solitaire. Lui aussi s’est inventé une aventure taillée sur mesure, un Bordeaux – Montpellier en passant par Anduze puis Nîmes, en seulement cinq jours. Il raconte «je voulais voir les Cévennes». Au plus court, chemins agricoles s’il le faut, single si cela s’impose pourvu que ça passe. Il est frais, il rayonne, il savoure ce petit espace de liberté qu’il s’est approprié loin du convenu pour vivre l’imprévu.

Plus loin, sur une départementale, je pose pied à terre, un Partner à droite, un Express à gauche bloque le passage. Je me faufile entre les deux voitures blanches. Je siffle timidement tut tut, je crains d’importuner. Une tête souriante sort de la voiture de gauche «ah, désolé, on fait comme chez nous».  Il ajoute «vous savez qu’il y a deux endroits où on est bien ? Et ben, c’est chez soi et chez les autres». Dans le champ d’à côté une batteuse tourne à plein régime, l’autre paysan moins affable de dire «bah, cette année, ça ne sera pas une bonne année. De toute façon, 2020, ça sera une année à oublier».  Le plus souriant des deux me questionne « mais vous allez où comme ça ? ». Je lui réponds «là, je fais le Tour de l’Aveyron». L’homme de s’amuser « et ben, allez filer, là bas après le pont, c’est l’Aveyron, vous serez chez vous ! ».

J’arrive enfin à Plaisance. Dans la rue principale, une femme marche d’un bon pas, habillée d’une blouse bleue. Elle me surprend « mais vous photographiez quoi ?». Je me retourne, je lui réponds «ce graffiti». On distingue très nettement le slogan LARZAC RESISTA.  Elle me rétorque, toute enjouée « mais moi, j’y étais à la manif. C’était quand déjà ? » Je lui souffle «1973». Elle me répond « ah oui j’y étais, j’avais 15 ans. Ouh là, ça rajeunit d’un coup de parler de tout cela». Je retrouve mon hôtel, une belle auberge rustique tenue par une sud-africaine. En fond sonore, je reconnais le timbre de voix de Maxime le Forestier

« C’est une maison bleue,
Accrochée à ma mémoire,
On y vient à pied, on ne frappe pas
Ceux qui vivent là, ont jeté la clef».
…..Ce soir, à Plaisance, j’avais jeté la clef.