IL EST BEAU MON CAMION

Philippe Sabathier n’a pas échappé à un destin de famille. Après Aimé le grand père puis Jean Marie le père, lui-aussi est devenu chausseur, vendeur ambulant sur les foires et marchés de l’Aveyron et de la Lozère avec son camion surnommé Belphégor perpétuant une tradition en voie de disparition. Rencontre un jour de marché à Séverac le Château.

Ce camion, c’est un Citroën 350 Club. Son poids, environ 6 tonnes à vide. Son moteur, un Diesel Perkins, 80 ch de puissance. Le freinage, c’est le même que celui des DS, la voiture du cadre et du fonctionnaire qui a réussi dans la vie, la voiture de l’attentat du Petit Clamart avec le Général de Gaulle sur la banquette arrière. Sa couleur, un beige crème à la vanille, un beige Simca 1000 des années 60. Sa boîte de vitesse, une «30%» une boîte de tracteur, Philippe l’avoue «c’est de la mécanique basique».

Philippe Sabathier s’est garé à 7 heures précises le long de l’aile gauche de la gare de Séverac le Château. Juste devant un banc pour les maris qui s’ennuient le jour du marché, juste à côté du robinet pour faire boire les toutous qui ont soif…les jours de marché chacun a ses contraintes.

Nous sommes donc jour de marché, un jeudi. Phillipe Sabathier s’est levé tôt, 4h30 – 4h45, il n’a pas regardé sa montre. Un café vite avalé, derniers préparatifs, le camion chargé et c’est parti au volant de « Belphégor », un p’tit nom donné à ce camion avec sa gueule un peu triste, Philippe précise «il a les yeux au niveau des pieds comme le diable».

Chaque jeudi donc, Philippe prend la route de Séverac le Château. 28 km, temps du trajet, compter une heure, accroché à ce grand volant,  en partant du Rozier et en passant par la côte du Buffarel et Le Massegros. Vitesse de pointe dans la bosse, tout juste 10 km/heure,il raconte « un jour, un cycliste s’est calé derrière mon camion, je ne le voyais plus. Il m’a suivi pendant dix bornes».

Ce camion a été construit en 1979 chez un carrossier de Mazamet. C’est à peine s’il faut plier les genoux pour découvrir une petite plaque argentée rivée sur le pare choc avant droit. Elle porte les mentions suivantes… « Alquier Frères, Mazamet, le numéro de téléphone…le 61 09 22 ». Pas d’indicatif, ça date. Philippe raconte «c’est mon père Jean-Marie qui l’a fait construire  en 1979 pour faire les marchés et les foires» sorte de grosse boîte d’allumettes déployant curieusement, le chausseur, il se définit ainsi, joignant le geste à la parole en tirant sur l’arrière du camion pour mettre en place une double cabine permettant d’atteindre jusqu’à 17 mètres de linéaire de vente.

Les Sabathier sont chausseurs depuis quatre générations et Philippe en est très certainement le dernier de cette longue lignée d’hommes qui furent à la fois, sabotiers, cordonniers, magnant le cuir pour l’assouplir et lui donner la forme d’une chaussure du dimanche pour aller à la messe et colporteurs de villages en villages, de Lanuéjols à Nant dans la vallée de la Dourbie, de Veyreau sur le causse Noir jusqu’aux portes de l’Aubrac. Philippe est fataliste « aujourd’hui, côté Lozère, je ne suis plus que tout seul. En Aveyron, nous ne sommes plus que deux avec Joulia».

Il est déjà 8 heures, les tréteaux sont posés, le camion est à moitié déchargé, mais c’est l’heure du café. Un rituel.  Jean Louis apporte la fouace, Joffrey, un jeune affineur fromager de Chirac, sa bonne humeur et sa bonne bouille. En si bon matin, on parle de la météo, l’obsession des camelots«des fois, l’hiver, ici quand il neige, quand il vente, tu te dis «allez, je vais tout arrêter». Au bistrot, ça parle aussi mécanique. Philippe se fait chambrer par un voisin de table «si ça fume, s’il y a une trace d’huile, on sait que c’est lui». Philippe prend la remarque avec le sourire, des blagues, des railleries, des mises en boîte, il les collectionne. Son camion, c’est la moitié de lui, son prolongement, comme une bague au doigt, un héritage, sa propre histoire en équipage avec ce 6 tonnes à mille lieux des Sarenza, des Spartoo ou de Zalondo, ceux qui en font des tonnes, en chasse à la pompe larguée sur la voie lactée «j’ai un bon mécano, Marc Prunet à La Parade. Il ne travaille que le poids lourd et le tracteur». Il ajoute «j’ai même acheté un vieux camion, un bahut qui appartenait à Saint. J’ai tout récupéré dessus. Je l’ai dans un champ».

8h20, trois cafés avalés, un morceau de fouace qui n’a pas trouvé preneur, le petit groupe se disperse, chacun sous son auvent, chacun devant son étal. La météo s’annonce radieuse. La caféine fait son effet, y’a d’l’envie de bosser… ! Philippe presse le pas «je dois avoir tout déballé pour 9 heures». Tout est codé, les chaussures hommes ici, les pantoufles dames au bout. 175 chaussures sont présentées à main droite et 100 à main gauche, comme une rangée d’orchestre, le reste confiné en cartons, collés, serrés. Il raconte tout en jonglant avec des paires de ballerines «moi, en magasin, je ne pourrai pas. Très franchement, je ne rêve pas d’une belle boutique. Moi, je suis dans le concret. C’est moi qui choisis mes modèles».

9h05, une maman passe, le mioche chialant dans les bras. En face de Philippe, Jean François attend le chaland assis les bras ballants dans son van, son étal de fripes en friche. Le garde champêtre fait son petit tour «ah oui, le confinement a fait des dégâts. Le marché a baissé». Première cliente devant l’étal de chaussure « j’ai un 40 dans ce coloris. Vous savez, c’est du Made in France. C’est fait au Puy». 9h07, l’affaire est vite bouclée, premier billet posé dans une boîte en carton, première coche sur un cahier notifiant les ventes, le chausseur a la mine rieuse«c’est de bon augure même si on ne sait jamais comment ça va se passer».

9h14, le chef de gare annonce le train de Saint-Chély à la voie 2. Seconde cliente, Philippe précise «mes clients, je les connais tous». Les Aveyronnais de Paris sont de retour, une clientèle aisée. Une petite dame s’est assise à l’arrière de l’étal, elle précise «ces temps-ci, j’ai mal au pied et chez nous on a beaucoup d’escaliers. Hier, on a fait dix heures de train, j’ai les pieds qui gonflent». Le chausseur est prévenant «il vous faut un pied un peu plus large. J’ai un 35 avec un petit talon». Il rassure «bon, le talon, c’est pas haut». Le mari s’assoie à son tour, affaire également vite conclue «alors, on vous doit combien ?»… « 121 euros, allez, on arrondit à 120».

Dans les allées, on se salue. Les mômes se traînent le cul par terre, les chiens tirent la langue, les retraités font durer le plaisir de se retrouver. Ca vend, un peu, pas beaucoup. La vie de marché, avec ses odeurs de graillou, ses vendeurs de melons avec la phrase offerte avec la queue qui se détache «cette année, ils sont bons».  Avec ses vendeurs de tout à un euro qui attendent le bon perdreau. Avec ses petits producteurs locaux, confiture, miel, flaune, le C15 garé pas bien loin.

10h15, un vieil homme s’approche, non pas pour acheter, mais pour bavarder. Le marché reste ce lieu privilégié pour se croiser, se rencontrer, bavarder, se raconter. Ca fait partie du métier de chausseur, savoir écouter les vielles douleurs, savoir rassurer sur le temps méchant, celui qui se fait la malle et qui fait mal, savoir glisser le petit mot qui réchauffe les vieilles carcasses, elles grincent, elles pincent, ça déglingue, ce n’est plus le temps des bringues.

L’homme a 90 ans. Ancien ingénieur dans le pétrole, il possède une maison rustique dans les bois entre Le Massegros et Saint Maurice. Il parle du vieux temps, de celui qui réveille la mélodie des cinq sens «quand j’étais jeune, j’habitais Maisons Lafitte. J’étais malin, je me proposais pour monter les chevaux. Vous imaginez, on venait me chercher en Ferrari. Moi, le couillon que j’étais, je montais gratuitement».

10h30, un homme vient tailler le bout de gras «ah, tu sais que je viens de faire deux abonnements pour Midi Libre». C’est le marché de la débrouille, les petits boulots, les gagne-petit, les mains à gratter le fond des poches, les matins frais en pulls moches.  Philippe la main sur un montant de son auvent écoute sans répondre «putain, c’est dur en ce moment. Franchement, je ne sais pas où on va. La génération des années 30 – 40, quand elle aura disparu, on va se prendre une sacrée claque». Le blues du camelot, Philippe connaît, il n’en fait pas du tord boyau. Il vit avec comme tous les marchands ambulants qui se repassent la patate chaude «jusqu’à quand ?». Philippe, 35 ans sur les routes sinueuses de la Lozère et de l’Aveyron au volant de Belphégor, ne se voile pas la face «pour moi, tout dépendra de mon camion. S’il me lâche et bien je ferai autre chose». Sans réelle inquiétude dans la voix comme si cette phrase, il se l’était répétée maintes fois pour se préparer au jour d’après. Quand une vie de camelot tient à un camion et à un jeu de pistons, c’est comme de marcher avec des talons. C’est juste une question d’équilibre. Si fragile soit-il !

Photographies réalisées le 2 juillet 2020 à Séverac le Château, jour de marché