LA RUE, ELLE DEVASTE CES GARS COMME LE CORONA

« Je n’aime pas dire SDF ». Tee-shirt noir, casquette noire, ganté de noir, Abilin se retourne d’un quart. Dans le crépitement de la friteuse, il force la voix  «moi, je préfère dire « vagabond».

Etienne est donc un vagabond. Il porte un pantalon kaki, un blouson kaki, une seconde veste rouge et une chemise kaki. Espère-t-il rester ainsi anonyme, invisible dans cette forêt urbaine avec son petit chien Fissa, la fille de Ficelle ? Il s’est assis au coin de la rue du Sacré Cœur, à ses pieds, son duvet, son sac à dos, lui aussi kaki.

«C’est curieux, les gars sont très ponctuels, tu leur dis, je serai là à 18h30. Si tu as du retard, ils disparaissent, tu ne les retrouves pas».  Abilin, c’est le propriétaire du Othentic Chicken ouvert il y a presque deux ans dans cette ancienne charcuterie qui autrefois servait le pâté en croûte et les vols au vent aux fruits de mer. Le soir entre deux menus box à base de cuisses de poulet frit, il ferme la boutique quelques minutes et maraude autour de la Tine et du Mandarous et sert des repas aux vagabonds. Un sandwich ou un burger, de l’eau, un cornet de frites et une petite causette pour parler de rien, d’un peu, du froid amère, d’un quotidien délétère. «Plus que jamais, ils ont besoin de notre aide. Ils sont une petite dizaine à dormir dehors».

Etienne est de ceux-là. Il parle avec un bel accent du sud, d’une belle voix claire que les années de galère n’ont pas javellisé. Après l’armée, il s’est retrouvé à quai, il est de Toulon «j’ai commencé les petites conneries, j’ai pris deux sacs à dos et je me suis barré». La route, les conneries, la route, les petits boulots dans les vignes, la route encore, les petits trafics aussi, la prison bien évidemment. Au milieu de ce grand fracas, les années de mise à l’épreuve, un CAP de plombier en poche et de nouveau la route, le grand démon, sans trousse de survie, sans trousse à outils.  Du virus, il en parle ainsi «ah ouais…le coronabusiness, les condés, ils me l’ont dit, c’est mieux que tu restes dehors».

La veille, dans une alcôve abritée du vent, non loin de la Tine, nous avions laissé au pied d’un duvet avachi une poche repas. Personne, nous avions continué notre chemin, le Mandarous, les boulevards, les rues piétonnes, Abilin aux aguets, à surveiller de loin les ombres voûtées, dissertant, analysant «on a besoin de rééduquer pour que chacun retrouve le respect. Il faut chercher les choses qui nous rapprochent».

Le lendemain, Quentin, cette fois est bien là, assis en lotus, le dos courbé, son duvet sous les fesses. Cinq poches à ses pieds, une boîte d’œufs vide, une fourchette, une boîte plastique, sur le couvercle rouge, une tranche de jambon posée comme une méduse échouée.

Le vent est tourbillonnant «bah, ça va, je peux me rouler une cigarette». Lui aussi est un vagabond en voyage, d’un piège à l’autre, d’un étau à l’autre, Abilin en est convaincu «il y a toujours quelque chose de bon à sauver. Pourquoi se résigner ?» pour  tenter d’extraire ces hommes et femmes de cette vague meurtrière qui va et vient entre misère et solitude, entre désillusion ultime et errance assassine.

Quentin parle peu, il sourit timidement «ici ça va, je ne me sens pas en danger». Depuis trois mois, il est revenu en terre familiale après s’être enkysté ici et là dans les bas fonds du sud mais il avoue «je ne vois personne. Je préfère la rue, je suis claustrophobe». Le coronavirus ? Il répète «bah, je suis bien ici». «Vous avez une petite radio ?» «non, je suis bien comme cela». Abilin insiste «tu sais que je suis là si tu as besoin». Il se retourne vers moi «franchement, je vais te dire, crois moi, la rue, elle dévaste ces gars comme le corona».

Texte et photographies réalisés les 28 et 29 mars 2020 dans les rues de Millau au 12ème et 13ème jour du confinement.