Isabelle Montader, mon quotidien avec Paul, mon fils trisomique

Isabelle Montader est devenue il y a 22 ans la jeune maman de Paul, un enfant trisomique. Aujourd’hui, elle a accepté de se confier sur cette expérience de vie, débutée dans l’inconnu et le désespoir, et surmontée grâce à un engagement total de toute la famille. L’accompagnement de Paul est devenu un combat au quotidien, avec la satisfaction de le voir maintenant s’épanouir dans un foyer de vie.

Odile Baudrier : Le 21 mars était consacré à la journée de la Trisomie 21, avec une affiche dédiée à la différence symbolisée par des chaussettes dépareillées. Que penses-tu de cette journée ?

. Isabelle Montader : Grâce aux réseaux sociaux, une communication s’est mise en place. J’y suis plus sensible que précédemment. J’ai adhéré à des groupes. Cela m’a permis de connaître plein de familles que je suis à travers les réseaux. Le côté journée trisomie avec les chaussettes dépareillées est une communication sympa. Déjà à l’époque pour Paul, on se disait que c’était mieux accepté, mieux pris en charge qu’avant. Mais en 20 ans, cela a vraiment explosé. C’est fabuleux. Parfois, je me dis que je vais arrêter de suivre tous ces groupes car ça me culpabilise en me disant qu’on aurait dû faire encore plus, qu’on aurait dû communiquer plus. Mais c’est une évolution normale.

Ton fils a 22 ans. Quand il est né, il ne semble pas que c’était un sujet tabou. Mais toi, comment l’as-tu vécu de l’intérieur ?

.I.M. : Non, ce n’était pas un sujet tabou. Mais c’était tout de même l’inconnu total. C’est compliqué de faire la part des choses. J’ai du mal à me rendre compte si c’est mieux assimilé, mieux connu qu’à l’époque. Nous, pour Paul, on n’a jamais voulu en faire un tabou. Au contraire. On a continué à vivre normalement, il nous suivait partout. On mettait même un point d’honneur à l’avoir avec nous tout le temps, à le mettre en avant, à bien l’habiller.

Les groupes auxquels tu as adhéré sont-ils des groupes de parole ou des groupes d’entraide pour débloquer certaines situations ?

.I.M. : Il y a les deux. Il y a des groupes d’entraide où les gens posent des questions. Et pas mal de pages personnelles avec des enfants petits, ils sont tous mignons. Il y a moins de pages avec des enfants grands. Comme on le dit toujours, pour d’autres enfants aussi, petits = petits problèmes et grands = grands problèmes. Même si petits, il peut y avoir les problèmes médicaux. Paul a été opéré à cœur ouvert à 3 mois et demi, c’était lié à la trisomie, c’est assez fréquent avec cette maladie. Les gens qui interviennent dans ces groupes ont la volonté de mettre le doigt sur les problèmes récurrents, comme la scolarisation, l’accueil en IME. Ou bien ils veulent juste partager l’évolution de leurs enfants. C’est peut-être aussi une thérapie d’en parler. Cela aide à avancer.

Quand Paul est né, vous êtes-vous senti isolés de découvrir cette maladie, on peut dire sur le tas ?

.I.M. : Oui. On nous a juste dit qu’on vous a pris trois rendez-vous car il faudra voir un spécialiste qui vous orientera pour les contrôles à faire. Sinon, on nous a lâchés dans la nature comme ça. Pas d’aide, pas de prise en charge. Après, c’est petit à petit qu’on a eu les contacts avec IME, psychomotricien, éducatrice. Ca s’est fait petit à petit. D’un côté, c’est un avantage d’être à Millau car ça facilite l’accueil. Nous habitant à Compeyre, Paul est allé à la crèche à Aguessac, une crèche familiale associative. L’accueil a été facilité. Je ne sais pas si dans une grande ville, un accueil dans une crèche aurait été possible. Mais le côté négatif de la chose est qu’on n’a pas forcément de structures adaptées. Il y a des consultations spécialisées sur Paris, auxquelles on n’a pas accès.

Cela a été une découverte violente.

.I.M. : Oui. Franchement, c’est le ciel qui te tombe sur la tête ! Aussi du fait que ce soit notre premier enfant. On projette plein de choses. C’est toute une nouvelle vie qui démarre. Et là, on a l’impression que tout ce qu’on avait pu s’imaginer, c’est fini, c’est mort.

Il y a un cap à passer, que l’on devine très très difficile.

.I.M. : Oui. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai encore cette image, je me revois dans la voiture pour aller faire des courses ou pour un rendez-vous, et pleurer toute seule. En me répétant, ce n’est pas possible, on ne va jamais y arriver. Il y a ce cap. Et après, l’autre cap difficile est le passage complet à l’IME. Car il est resté scolarisé jusqu’à 7 ans en maternelle. Il a eu une dérogation pendant un an, car il ne pouvait pas intégrer le CP. A 7 ans, on a basculé en IME. C’est une étape car jusque-là, on biaisait un petit peu en se disant qu’il suit son cursus comme tous les autres, il va à la crèche, il va à l’école. Alors que là, il y a le virage qui se fait, il sort du cursus normal, il intègre vraiment la vie d’un handicapé.

Et là aussi, on découvre un autre monde ?

.I.M. : Oui. La première rentrée a été particulière. A la deuxième rentrée, il était tellement content de retrouver tout son petit monde. Je suis repartie avec un poids qui s’était enlevé. Il est bien là où il est.

As-tu ressenti une écoute parmi les interlocuteurs rencontrés dans toutes ces démarches ?

.I.M. : Pas toujours. Ce sont des équipes sympas. Les enfants sont bien avec eux. Mais je trouve qu’il y a leur monde à eux, et qu’ils ne se mettent pas toujours à la portée des familles. Et ils avancent comme ils l’entendent. On n’a pas toujours droit à la parole. On n’est pas forcément écoutés. Déjà sur la partie scolarité, c’est un intervenant extérieur qui travaille, alors que tous les éducateurs font partie de l’établissement et adhèrent au projet de l’établissement. Pour la scolarité, c’est un instit détaché de l’éducation nationale, qui fait à son idée. Dans les premières années de Paul, l’instit n’était pas motivé. Plusieurs parents avaient même demandé à ce que les enfants soient déscolarisés et fassent d’autres activités à la place. Par contre, ensuite, une nouvelle personne est arrivée, très impliquée et on a vu de suite la différence. Il y a eu une grande frustration de se dire que Paul a perdu des années, qu’il ne pourra jamais rattraper. Paul ne saura jamais lire, jamais écrire. Mais d’autres enfants y arrivent. Pour la trisomie, il n’y a pas de règles, ils sont tous différents. Il n’est pas possible de prédire. D’ailleurs souvent dans les reportages, c’est dommage qu’on montre les cas les plus légers, où on le voit qui travaille, qui a son appartement. Non, ce n’est pas ça la majorité des cas. Ce sont des cas exceptionnels qu’on voit à la télé.

Paul est donc actuellement interne à l’IME de Millau ?

.I.M. : Maintenant, il est en foyer de vie depuis un an, à St Germain du Teil. L’IME a jugé qu’il ne pouvait pas intégrer un ESAT. Car aussi, au départ, ces ateliers protégés, comme les Charmettes, étaient destinés aux personnes avec un handicap mental. Petit à petit, ils ont fait rentrer dans ces ateliers des personnes qui n’ont pas de handicap mental, mais qui sont plutôt en marge de la société. Du coup, ils « prennent » la place de personnes handicapées. Paul pourrait peut-être y rentrer, mais il n’aura pas une attention et un rendement suffisant pour s’inscrire dans les critères d’un ESAT. Maintenant, il est donc dans un foyer occupationnel. On en a visité plusieurs et fait beaucoup de dossiers, car il n’y a pas beaucoup de places. On a eu la chance qu’il ait une place dans celui qui nous convenait le mieux. Mais il n’a pas eu de chance pour son entrée. Il est arrivé le 2 février, et un mois plus tard, ils étaient confinés. Cela a été le baptême du feu violent. Normalement, le retour en famille se fait toutes les trois semaines, nous avions obtenu que ce soit tous les 15 jours pour les six premiers mois pour une adaptation progressive. Et là, nous ne l’avons pas vu pendant 4 mois…

Vous avez eu ensuite un autre enfant, une fille qui a 16 ans. Peut-on tout de même dire que la vie familiale tourne autour de Paul ?

.I.M. : Un petit peu. Moi, j’ai attendu pour avoir un autre enfant que Paul soit plus grand, un peu plus autonome. Les premières années, il y a eu des problèmes de suivi médical. Et ça prend beaucoup à tous les niveaux. L’autonomie, la propreté, tout est plus long. Certains ont préféré avoir un autre enfant très vite. Mais moi, ce qui m’a le plus choqué, quand il était petit et qu’il allait à l’hôpital, ce n’était pas tant son séjour à lui que celui des autres enfants, soignés pour d’autres problèmes. Ca ouvre les yeux sur la maladie. On finit par avoir la trouille. On se dit que pour avoir un enfant normal et en bonne santé, c’est presque un miracle ! Quand j’y allais, je relativisais énormément nos problèmes à nous par rapport aux autres.

Et votre fille, comment s’est-elle positionnée par rapport à Paul ?

.I.M. : Moi, je voulais avoir trois enfants. Car je suis fille unique et je rêvais d’avoir trois enfants. Et c’était surtout par rapport à elle, cela m’embête qu’elle soit seule avec Paul. J’aurais aimé que Paul ait d’autres frères et sœurs. Qu’elle n’ait pas ça sur ses épaules plus tard, quand on ne sera plus là. Mais elle a toujours été très mature par rapport à son frère. Elle se sent très responsable. Ils ont six ans d’écart. On avait l’impression qu’elle progressait hyper vide, même si cétait dur aussi pour nous de comparer, car on n’avait pas de point de repère. Quelque part, est-ce qu’elle a senti qu’il fallait qu’elle soit plus autonome ? Qu’on avait plus besoin de prêter attention à son frère ? C’est quelque chose qu’on a ressenti. Parfois, je dois lui dire « Laisse ton frère, je m’en occupe, ce n’est pas à toi de le surveiller, de l’engueuler. Ce n’est pas ton rôle. Ne le prends pas en charge comme si tu étais sa maman. Tu es sa sœur, reste dans ton rôle de sœur. »

Et pour vous, il y a une culpabilité entre guillemets de lui imposer ça ?

.I.M. : Oui, un petit peu.

Tu m’as dit en préambule que longtemps, tu avais fui les groupes sur la trisomie. On peut dire que tu avais un peu une répulsion de se retrouver avec des personnes où on ne va parler que la trisomie ?

.I.M. : Oui. Je n’avais pas envie de partager. Je préférais vivre ma propre expérience, avancer avec mon fils, plutôt que de partager. C’est quelque chose qui m’a toujours bloqué. Et pareil pour mon conjoint. Nous n’avions pas envie de nous retrouver dans ce contexte de la maladie.

Mais maintenant tu t’impliques plus dans cette problématique, et en particulier tu utilises souvent les réseaux sociaux.

.I.M. : Oui, j’ai à cœur de faire le relais aussi sur des films ou autres projets qui concernent des enfants trisomiques. Je dis souvent aussi que les films ne montrent que le bon côté des choses. Notre vie n’est pas un enfer, loin de là. Comme partout, on oublie les problèmes, il reste les bons souvenirs. Mais ce qui me gêne, c’est que les gens ne voient pas assez la réalité. On me demande si Paul, ça va. Oui, Paul, ça va. Mais il y a une accumulation de petites choses qui font que la vie au quotidien est différente. Paul, on ne le laisse jamais tout seul. Jamais je ne le laisse sans surveillance, même pour une heure à la maison. Il ne sait pas se servir d’un téléphone. S’il y a un souci, il ne peut rien faire.

Paul a évolué jusqu’à un certain moment. Son état psychologique et intellectuel va-t-il maintenant demeurer au même stade ?

.I.M. : Justement par rapport à la scolarité, ce qui m’a mis en colère est qu’on sait que toutes les acquisitions sont plus lentes chez ces enfants. Et paradoxalement, leur scolarité s’arrête beaucoup plus tôt. J’avais un peu tapé du poing sur la table. Maintenant, il a 14 ans, et on ne lui donne plus aucune chance d’apprendre. A ce moment-là, il bascule de l’IME Normal vers l’IME Pro, où ils sont plus orientés dans des ateliers sur des tâches manuelles. Ca m’avait choqué.

A 14 ans, il a arrêté d’apprendre. Sauf ce que vous avez pu lui transmettre.

.I.M. :Oui, c’est choquant. Au foyer de vie, un bilan était prévu au bout de 6 mois, il n’a pas pu être fait avec le COVID. Mais un éducateur m’a dit qu’il pensait que Paul serait capable de faire plein de choses, il le voit capable d’évoluer. Pour le moment, au foyer, il y a moins d’activités, moins d’éducateurs. Tout de même, ils peuvent faire certaines activités et il leur est aussi proposé des ateliers en interaction avec l’extérieur. Quitte à pouvoir évoluer vers des foyers occupationnels où il pourrait travailler un peu, faire quelque chose qui ne soit pas seulement du loisir. Il n’a tout de même que 22 ans. Il a encore du temps. Il peut gagner en maturité. Je n’ai pas fermé la porte sur le fait qu’il puisse faire encore plus. Etre capable de s’intégrer dans des taches quotidiennes. Et être responsable de ce qu’il doit faire.

Est-ce un jeune difficile à encadrer ? Faut-il faire preuve d’autorité avec lui ou bien est-il facile ?

.I.M. : Paul est super. On a cette chance. Ca lui est arrivé de faire quelques crises de colère. Cela existe dans cette maladie. Mais ce n’est pas ce qui le caractérise. Il est cool. Il a beaucoup d’humour. Il sait écouter, observer et taquiner. La seule chose est que parfois, il s’énerve quand on ne comprend pas. Il avait commencé à apprendre la technique du MAKATON. Ce n’est pas le langage des signes, c’est une technique de langage aidée par les signes. Il a quelques mots pour l’aider. Mais au niveau de la parole, il est très handicapé. Parfois, plutôt que de faire l’effort d’expliquer les choses, il va dire Je ne sais pas, je ne sais plus. Il baisse un peu trop vite les bras. Petit, on disait toujours qu’il est expressif, qu’il arrive à se faire comprendre, ça l’a pénalisé car il a moins fait d’efforts sur le langage.  C’est vrai aussi que dès qu’il est rentré à l’IME, il a dû stopper l’orthophonie à l’extérieur. Cela m’avait choquée.

Il y a un sentiment d’injustice, de colère qui revient souvent par rapport à ces petits et gros problèmes ?

.I.M. : Il faut toujours se battre. Et je ne parle pas de l’administratif. C’est un cauchemar. Les dossiers sont à faire et à refaire. Il faut redemander la carte d’invalidité tout le temps. Pour intégrer les foyers, il y a des demandes de prise en charge. A 18 ans, c’est la mise sous tutelle.

Et le parcours médical a-t-il été aussi compliqué à assumer ?  

.I.M. : C’était lourd au début. Puis une fois opéré du cœur, il y a eu un problème de reflux. Petit, il était tout le temps malade, car plus fragile. Mais après, ça s’est réglé.

Est-ce que la maladie de Paul a eu un impact sur vos vies professionnelles, à toi et ton mari ? Peut-être plus à toi d’ailleurs puisque les mamans assument souvent plus.

.I.M. : Je dirai un impact positif. On a peut-être eu envie de prouver qu’on pouvait faire mieux et plus. Son papa travaillait à l’époque dans un IME, il a eu envie de se sortir de cet environnement pour ne pas y passer toute sa vie. Ca l’a boosté pour faire autre chose, se mettre à son compte et créer son entreprise. Moi, après les premières années, j’ai eu envie de changer de travail, de m’investir dans autre chose. J’ai eu la chance de voyager pour le travail, de m’impliquer. Dans ce sens-là, c’est positif. Je me souviens quand il était tout petit, qu’on me demandait pourquoi le mettre à la crèche et continuer de travailler. Oui, j’en avais besoin. C’est une nécessité. Pour garder une vie normale à côté. Et pour lui, cela a été super pour avoir une vie avec les autres enfants, à la crèche, puis à l’école. Pour les autres enfants, c’était positif de voir un enfant différent. C’est une ouverture d’esprit pour les autres enfants.

Votre lien à tous les deux apparaît très fort ?

.I.M. : Oui. D’ailleurs le confinement a été très frustrant. On ne l’a pas vu pendant trois mois. Puis on nous a autorisés à juste venir le voir, sans le toucher et le prendre dans mes bras. Je ne voulais même pas aller aux visites ! Paul est super tactile. Surtout avec moi. On a besoin de câlins. Mais finalement, c’était bien de se voir, cela a fait du bien pour nous et pour lui. Même si maintenant, il nous dit que sa maison est au foyer, et qu’il n’habite plus chez nous. Il s’est intégré d’une manière impressionnante. C’est super. Il est content de venir à la maison, mais pas trop longtemps. Je suis heureuse qu’il soit content de repartir. Si c’était difficile à chaque fois, ce serait une grande angoisse.

L’angoisse d’avoir un enfant avec ce handicap, c’est de se dire qu’il ne sera jamais autonome ?  

.I.M. :Moi, l’angoisse que j’ai est de ce qui se passera le jour où nous ne serons plus là. Vraiment, c’est une angoisse. Le reste, on l’a digéré. Paul n’a pas de grosse déficience, il n’a pas de problème de santé, il peut vivre dans une structure adaptée. On a cette chance !

  • Entretien réalisé par Odile Baudrier
  • Photos : Gilles Bertrand et Isabelle Montader