LES MILLAVOIS EN EXIL

Ahmed eddarraz, la pOLITIQUE dans la peau, a paris ou a millau

C’est assez récemment que le parcours d’Ahmed Eddarraz l’a amené de Millau à Paris, pour y mener un projet novateur pour la recherche d’emploi. Auparavant, le jeune homme de 35 ans s’était distingué à Millau pour son engagement politique, présent au Conseil Municipal avec Guy Durand, sous l’étiquette du Parti Socialiste. Mais cet autodidacte, qui a grandi à Cantarane, est apparu au grand jour à la faveur de son soutien précoce à Emmanuel Macron, présent à ses côtés durant toute la campagne électorale.

Comme tu le rappelles souvent, tu es un autodidacte. Peux-tu expliquer comment tu t’es construit ?

Je suis né juste derrière à Cantarane, en 1985. Dans une famille qu’on qualifie de nombreuse, on est 6 enfants. Mon papa a commencé à l’usine Pechdo, il y a passé 43 ans. Ma maman est au foyer. Elle nous a tous élevés avec beaucoup d’amour et de valeurs. Quand on 6 enfants, qu’on est seul à travailler, ouvrier au SMIC, habitant dans un HLM, il faut trouver toujours des solutions pour que nos enfants soient propres, puissent manger à leur faim, aller à l’école. Moi, très jeune, avec mes frères et ma sœur, on a vite compris qu’il fallait qu’on se responsabilise. Et très vite, on a commencé à travailler sur les marchés. Autrefois, le placier s’appelait Monsieur Saint Pierre, il est le papa du maire Christophe Saint Pierre. Il était formidable. Il me protégeait sur le marché pour qu’on puisse aller déballer et remballer. On recevait 50 francs le matin, 50 francs le soir. Ca nous permettait d’aider nos parents. On avait cette vision de la famille et du sens du collectif, qui nous avait été inculquée, avec un père qui nous a vraiment donné les valeurs du travail, du respect. Très jeune, je suis rentré dans le monde des grands. Du coup, on a des problèmes de grands, et on doit trouver des solutions de grands. Très vite, je me suis intéressé à ce que voulaient dire les responsabilités, l’engagement. Comme à la maison, tous les soirs, on regardait le 20 heures de France 2, toujours France 2, jamais TF1. Avec Daniel Bililalian, Béatrice Schönberg. J’ai grandi avec ces journalistes, j’ai été très sensible au monde politique. Il y a des visages qui revenaient, les politiques et les hommes d’affaires. Et en particulier, un m’a passionné.

De qui s’agit-il ?

Je sais que ce n’est pas politiquement correct de le citer. Il s’agit de Bernard Tapie. Certains diront que c’est un voyou. Mais moi, je pense que si nous avions plus d’hommes politiques comme lui, la société pourrait se sentir un peu mieux. Car c’est quelqu’un qui parlait comme nous, sincère, sans écran de fumée, et il parlait directement aux Français à travers les écrans de la télé. Je comprenais cet homme-là. Sa gouaille, son sourire, sa gueule, sa forte personnalité, son charisme t’amenaient à l’écouter. Et puis à l’adolescence, tu t’intéresses plus à cet homme. Tu sais que c’est un héros car il a amené une étoile aux Marseillais, il fait du théâtre, de la musique. Cela devient un exemple dans ta vie. Tu ne t’occupes pas tellement de ses affaires, mais tu sais que cet homme-là parle vrai, direct et franc. Et il s’ajoute qu’il a un parcours qui ressemble au tien, à celui que tu construis. Il est ton exemple. Une société apaisée est celle où il y a des exemples qui donnent envie, qui t’amènent à être à l’intérieur de la nation, plutôt qu’à l’extérieur. Un soir, Bernard Tapie vient à la télé se disputer contre celui que tes parents qualifient de monstre, Jean-Marie Le Pen. Et tu as l’impression que cet homme va défendre tes parents, et toi aussi. Il va tenir des propos qui vont te toucher, et qui te mènent à l’honneur. Ca donne une cohésion à la nation. Ca ne te montre pas que des Zemmour, qui bien après, te détesteront, et te ramèneront uniquement à ton origine. Cela te montre des gens qui sont dans l’amour et le partage, pour qu’on puisse se construire comme un Français à part entière. Voilà comment je suis rentré dans le monde politique. Cet exemple devient un accélérateur, quelqu’un qui te donne envie de t’engager. Tu regardes d’abord des associations locales, Myriade, dans ton quartier, puis tu deviens délégué de classe, conseiller départemental junior, conseiller régional des jeunes. Tout cela t’amène à avoir encore plus d’amour et d’ambition car tu as l’impression de contribuer à l’intérêt général. Mais tu ne connais pas les travers de la politique politicienne. C’est le coup fatal, qui peut revenir te fracasser. Tu n’es pas averti, tes parents n’ont pas la grille de lecture et autour, personne ne va t’avertir.

Ton parcours politique a débuté très tôt. A quel moment as-tu basculé pour choisir une étiquette politique ?

A un moment, j’ai rencontré des gens intéressants pour m’amener à un éveil politique. Je suis allé dans des groupes de réflexion politiques. J’ai tourné autour du mouvement des jeunes Communistes, car il y avait une aliénation entre lui, et les jeunes Socialistes et le syndicat des jeunes lycéens. Ces deux partis structuraient le syndicat UNL. J’ai eu un passage rapide et court. Je n’ai pas du tout trouvé ma place, ça ne me représentait pas. J’ai rencontré plein de gens. Dont un homme remarquable, conférencier, professeur, Guy Durand. Avec lui, je sentais moins de colère, on était moins dans la lutte des classes, on était plus dans la construction d’une société apaisée. Là, j’ai trouvé ma place au sein du Parti Socialiste, j’ai rencontré plein de belles personnes. J’ai fait un mandat à la mairie avec Guy Durand, j’ai énormément appris. Mais toujours pareil quand on est jeune, on est un peu fougueux, on croit que le monde dépend de nous, on se prend pour les champions du monde, on bombe le torse. Plus tard, on comprend que pour qu’on puisse changer le monde, les mentalités, ça ne se fait pas seul, ça ne se fait pas de façon non réfléchie. Il faut du débat, de l’argumentation. Il faut travailler. Ca m’a amené à me dépasser. Moi qui n’étais pas lecteur, j’ai appris à beaucoup lire. Moi, avant d’être un militant béni oui-oui, je suis quelqu’un qui aime les relations humaines. Cela fait partie de mon ADN. Je suis dans l’affect.

Justement dans ton parcours, à un moment, la politique paraît avoir été mise sur la touche pour te concentrer sur ton travail d’entrepreneur.

J’aime les challenges. J’aime relever les défis. D’abord, car j’ai besoin de reconnaissance. J’en suis conscient. Je cherche parfois un peu à être reconnu. C’est le mal du siècle. Je suis autant touché qu’un jeune de ma génération. Aujourd’hui, c’est moins exacerbé. Je me suis engagé dans les affaires car je trouvais que c’était une chose nouvelle que je ne connaissais pas. Il fallait aussi montrer mon talent, et me confronter à la réalité. Je ne pouvais pas faire de la politique en ne montrant que des parcours de gens qui avaient vécu que de la politique. Je n’ai d’ailleurs jamais vécu de la politique, ça ne m’a jamais profité financièrement. Ainsi je suis libre là-dessus, je peux dire ce que je veux. Je ne suis pas le subordonné de quiconque, et pas non plus le béni oui-oui d’un supérieur politique. Je peux poser mon désaccord sur la table. C’est une force en politique. J’ai voulu me confronter au monde économique, car je voulais comprendre le terme RSI, payer des charges, avoir des salariés. On ne peut pas faire de politique sans avoir été réellement sur le bitume, avoir sué. Moi, j’ai commencé intérimaire à la COVED, j’ouvrais les sacs poubelles, j’ai travaillé à Roquefort, j’ai tenu des panneaux pour Sévigné, j’ai travaillé aux cerises, dans la grande distribution, j’ai été caissier, j’ai été homme de ménage, j’ai été agent de sécurité, assistant kiné pendant 5 ans à l’hôpital Ste Anne. J’ai essayé de m’ouvrir à un maximum de métiers, je me suis éclaté dans tous les métiers. J’ai même été directeur de boîte de nuit. Quand on ne me connaît pas, on se dit que je suis mythomane, que je n’ai pas fait tout ça à 35 ans. Je peux le prouver. Est-ce que ça fait de moi quelqu’un de meilleur qu’un autre ? Non. Mais ça fait de moi quelqu’un qui comprend la réalité de nos concitoyens. Elle est faite d’une vraie expérience.

Cette expérience, on comprend en filigrane qu’elle a comporté la découverte du racisme ?

Je ne l’ai jamais porté comme drapeau, comme étendard. Car ça reste des sujets qui me touchent. J’ai toujours été fier de ma double origine. Je sais ce que je dois à la France, j’aime la France, je suis français avec une fierté immense. Je suis blessé à chaque fois que la France est touchée, par des attentats ou des choses cruelles. Car c’est mon pays. En même temps, je suis fier d’être d’origine marocaine, d’un pays qui a des liens forts et séculaires avec la France. Je suis fier de mes origines. Par contre, tout acte de racisme à mon égard ne restera jamais sans condamnation et sanction. Si je subis une insulte ou une discrimination, je ferai immédiatement appel à la loi. Ce n’est pas une pensée, c’est un délit. Je ne veux pas que la génération qui suit ait à supporter ce cancer qui nous divise. Je continuerai à défendre les personnes qui se sentent stigmatisées, discriminées, par leur origine, leur sexe, leur orientation sexuelle ou leur choix politique. Moi, je peux discuter avec tout le monde. Mais une catégorie de gens n’a pas droit de cité avec moi. Ceux qui sont dans le racisme, l’antisémitisme, la discrimination, le fanatisme. Je ne veux pas discuter avec ces gens-là.

Ton parcours politique est passé par le parti socialiste. Puis on te retrouve plus dans le business. Et tu reviens dans la lumière lors de la campagne d’Emmanuel Macron, que tu as rejoins très tôt quand il n’était encore qu’un outsider. Que s’est-il passé pour que tes convictions se déplacent du Parti Socialiste vers Emmanuel Macron ?

Je suis un homme de gauche. Aujourd’hui, je suis de gauche. Hier, je l’étais. Demain, je le serai. Rien n’a changé. Mes principes d’hier seront ceux de demain. Il n’y a pas le moindre millimètre qui ait pu s’orienter vers une droite, ou une radicalité de ma pensée vers l’ultralibéralisme ou la pensée capitaliste. Au sein du Parti Socialiste, il y a plusieurs courants de pensée. Emmanuel Macron était dans un gouvernement de gauche, passionné par des gens de gauche, soutenu par des gens de gauche. On ne va pas faire un procès à Daniel Cohn Bendit ou José Bové de dire qu’ils ne sont pas de gauche ! Moi, j’ai rencontré un homme, un couple, Emmanuel et Brigitte Macron. Un couple passionnant car j’aime les gens cultivés. Je prends plaisir à aller voir un Soulages chez lui, ou de passer un moment avec Edgar Morin, ou avec des hommes d’affaires qui ont toujours la vision de demain, comme Eric Léandri, le patron de Qwant. Ces gens me fascinent. Emmanuel Macron me fascinait, par son intelligence, sa vision de la société de demain, rempli de doutes, sauf de la haine et de la discrimination. Il a une vraie vision sociale démocrate. Il rejoint le courant strausskahnien, Moscovicci, Cambadélis. Je n’ai pas dévié dans ma pensée. Mais avec un Parti Socialiste qui s’est rabougri, renfermé sur lui, à la course à qui sera le plus extrême à gauche. On a fini par avoir des fruits et des légumes. Les verts ont fini comme des laitues, mi vert, mi blanc. Le parti socialiste, comme une pastèque, vert à l’extérieur, rouge à l’intérieur. Moi, je suis un homme de gauche, qui continue à croire en cet homme.

Est-ce que du fait de cette rencontre, Millau est devenu trop petit pour toi, et cela t’a poussé à partir ?

Non. Millau me donne le sourire. A Paris, on m’appelle le Petit Millavois. Victor Hugo dit « On part de chez soi, car on a besoin de distraction. On revient car on a besoin de bonheur. » Si je suis parti, c’est parce que je n’arrivais plus à trouver quelque chose qui m’anime. J’aime les challenges, me confronter à la réalité, découvrir les autres. Je devenais presque malheureux à l’idée d’avoir fait le tour. Je me suis lancé dans un bureau de tabac, ça a cartonné. Un restaurant, pareil. J’ai récupéré mes billes derrière. J’ai fait un peu de placement immobilier. Il me semblait que je n’étais plus utile pour personne, et pas pour moi-même. Plutôt que de finir aigri, ou malheureux, j’ai préféré partir voir autre chose. Après presque 2 ans à Paris, je pense avoir fait le bon choix.

Avec un joli projet, celui de Swipe my Job.

Avec d’abord des belles rencontres. Je crois que le projet est bien. Les investisseurs le disent aussi. Swipe my job, c’est une histoire dans l’histoire. L’idée était d’aller me dépasser, me confronter au monde numérique. Je ne le connaissais pas. Et je me retrouve associé avec Eric Leandri, qui a créé un moteur de recherche, qui fait partie des génies du digital. Il a digitalisé la Banque de France, il a créé la terminologie de la souveraineté numérique. C’est un monsieur exceptionnel. J’ai rencontré des personnes merveilleuses. Ce qui me passionne, ce sont les rencontres avec les gens, leurs histoires.

Est-ce que ces rencontres ont été facilitées par le fait que tu es identifié comme un proche d’Emmanuel Macron ?

Ca a pu être le cas. Très franchement, il ne faut pas se raconter d’histoires. Oui, les gens ont pu l’interpréter comme ça. En même temps, je pense que je ne suis pas le seul. Ces gens-là n’ont pas besoin de quelqu’un qui puisse connaître le Président car ils ont fait leurs preuves dans leur domaine.

Pour mener ce projet, a-t-il fallu lever beaucoup d’argent ?

Il faudra en lever beaucoup pour aller sur l’international. Mais l’argent, on en trouve partout quand on a un beau projet. On va voir des banques, la Caisse des Dépôts et Consignations, des actionnaires. On finit toujours par avoir des gens intéressés. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de savoir combien de gens vont pouvoir trouver un emploi grâce à cette application.

Et la politique dans tout ça ? A Millau ou ailleurs ?

Millau, je l’aime. C’est un peu charnel. C’est un peu Tu m’aimes, moi non plus. J’entretiens une relation bizarre avec Millau. Je sais aussi combien je peux susciter des interrogations, des questionnements. Et en même temps, c’est étonnant le nombre de gens qui veulent me voir, mais discrètement, ou à l’extérieur de Millau. Les gens ont peur des politiques. Et il y a le mythe qui s’est créé. J’ai commencé à travailler pour Louis Nicollin. On ne sait pas trop qui je suis. Mais qu’ils soient rassurés, je suis quelqu’un de droit et d’honnête. Quand j’ai eu le bureau de tabac, j’ai eu des contrôles fiscaux chaque année. Et puis pour revenir à la question de tout à l’heure, est-ce que quand on est différent, on a plus de difficultés ??? Maintenant, savoir si j’ai envie de revenir un poste à Millau ? Si c’est pour m’engager pour satisfaire un niveau personnel, ou juste pour assouvir un plaisir d’ego, j’espère que les Millavois ne me laisseront même pas passer la porte. Si c’est pour apporter quelque chose de totalement nouveau, car j’ai créé des réseaux partout, si je peux être facilitateur, c’est volontiers. Si je suis quelqu’un qui peut aller voir des chefs d’entreprises pour faire créer de l’emploi à Millau, ce serait une grande fierté pour moi. Car le grand pari de demain sera celui de l’emploi. Je suis un vrai pragmatique. Il faut une vision à long terme. Il faut une vraie stratégie. L’emploi doit être une priorité, matin-midi et soir. Je crée l’emploi. Je fais construire les logements. Je renforce les services publics. Je fais du social. Dans cet ordre.

Vas-tu te réengager dans la campagne d’Emmanuel Macron ? Pour la même fonction que dans la campagne précédente aux côtés de Brigitte Macron ?

S’il décide d’y aller, je serai le premier à le soutenir. S’il se décide, il s’engagera plus tard dans la campagne, puisqu’il est président sortant. La campagne sera plus courte, il y aura moins de meetings. Est-ce que je serai aussi proche de lui ? ce serait différent. Je serai plus intéressé de m’engager sur un aspect politique que sur un aspect technique. Avoir une vraie vision, et porter des vraies propositions pour améliorer le programme. Mais je ne le ferai que si je sens qu’à aucun moment, je ne porterai pas atteinte à mon entreprise. Pas pour moi, mais pour les gens qui se sont engagés dans le projet. Je ne m’impliquerai que si je sens que l’ossature est solide.

Entretien réalisé par Odile Baudrier

Photos : D.R