SANS BOUGIES A SOUFFLER

12 heures 30, BANG BANG, les vitres tremblent, face à nous, de l’autre côté de la rivière, quartier Belluges, un nuage de fumée s’échappe d’un toit. Nous sommes médusés, les bras ballants, le souffle coupé, le silence dans les rangs. Une maison prend feu. Consternation dans l’équipe, chacun se regarde avec cette petite lueur dans les pupilles qui ne ment pas, sentiment fort, puissant d’avoir pris très justement l’unique et bonne décision en ce jour de Templiers. Ne pas dépasser ce fil rouge invisible au-delà duquel vos pieds glissent dans le précipice, nous n’avons pas cédé. Une organisation, ce sont cent, mille petites et grandes décisions dans le cœur de l’action. En ce jour de Templiers, une seule, juste une seule fut prise, décisive, l’annulation.

Au loin, la fumée se fait plus dense, on devine parfaitement un point rouge, les pompiers sont en action pour sauver cette habitation. En direct, c’est du Brut, les langues font la java, commentaires et bandes son en live. Pour autant, faut décoller le nez de la vitre, le temps presse, nous sommes sous pression pour recomposer l’équipe, une grande chaîne de solidarité, les fidèles des fidèles, des bénévoles d’un jour pour toujours, le bas de pantalons détrempés, les pommettes rougies, la mise en plis raplapla, la mèche collée, le moral dans les chaussettes, la barbe de deux jours qui n’arrange rien aux mines déconfites. J’interpelle Alain «mais Alain, on ne va pas enterrer les Templiers». Il a redressé son petit bout de nez, on aurait pu tomber dans les bras l’un de l’autre, on s’est retenu, les émotions mises à nu.

Un bénévole de trouver au débotté 1500 mètres carrées dans une ancienne usine désaffectée pour stocker quinze tonnes de ravitaillement non bues, non mangées, Pierre Paul Jacques de s’improviser chauffeurs et manutentionnaires, Fred et Viviane, c’est presque un nom de scène, je les adore, ils me font penser à un duo prêt à pousser la bonne et vieille chanson française, ils sont sur orbite pour soulever, ranger, pousser. Et autour d’eux une myriade de petites mains, petites fourmis à la gueule de bois, qui en colonie s’agglomèrent comme un matin de marée noire dans un immense entrepôt où autrefois la sueur a coulé, les doigts ont gonflé, les rides se sont creusées.

 

 

Ainsi l’équipe s’est unie, de petites étincelles ont brillé dans cette immense cathédrale de béton, bien plus sombre que la grotte du Boffi. Dehors, la pluie tape fort en rafales kalach, la foudre en sourdine si proche, 4500 impacts enregistrés, Millau la ville la plus foudroyée de France par cet épisode cévenol aussi sournois et dangereux qu’une méduse branchée sur le 100 000 volts, cette information nous sera communiquée en soirée. Le pain d’épices ici, le salé à droite, le sucré à gauche, des bruits de palettes que l’on jette au sol dans un éclair de poussière, des sacs de pain non consommés à donner au centre équestre, tout le frais, fromage, yaourt, charcuterie, fruits à livrer dans les centres de secours. Myriam de pousser sa brouette, Patricia de compter abricots et pruneaux, Olivier finisher de l’Endurance, encore debout sur ses deux jambes pour dépoter camion après camion, Marine pleine de retenue mais meurtrie, la rage contenue de porter sacs, cartons, palettes, bidons, panneaux. Un bénévole de poser la question qui fâche «et l’alerte orange ? Elle aurait qu’en même pu être déclenchée ?»…un autre d’interroger sur les possibilités de dédommagement. Réponse unanime dans les rangs «d’abord on va ranger et demain nous prendrons des décisions. Jeudi nous informerons chacun des coureurs».

Et le sourire est revenu, Vicky de sa voix grave poussant la chansonnette, « La Belle de Cadixxxxxx » reprise en cœur par Sylvie, quelques pitreries, des vannes, des plaisanteries, Fred d’arroser à la St Yorrrrrrrrre j’adorrrrrre une joyeuse troupe quinqua aux rires midinettes.

17 heures, le dernier camion arrive, vite délivré de son poids, au dessus de nos têtes, dernière vidange d’un ciel ravageur, derniers roulements de tambour puissant assourdissant d’un orage dont aucun spécialiste ne pouvait prédire une telle violence. Raymond et Mélissa s’assoient sur deux cartons de fortune, les deux coudes sur les genoux, sans mots dire, têtes baissées à chercher un brin de vérité dans un silence revenu. Une vérité en ce dimanche des Templiers sans bougies à souffler facile à deviner.

 

PORT FOLIO

 

Texte et photographies réalisés à Millau – Aveyron le dimanche 19 octobre 2019 lors de la tempête occasionnant l’annulation de la 25ème édition des Templiers

Publications similaires